Papa a retrouvé le sourire, maman s’est perdue : est-ce vraiment sa faute ?
« Tu ne comprends donc rien, Étienne ! » La voix de maman résonne dans le couloir, brisée, presque étrangère. Je serre la poignée de ma porte, hésitant à sortir. Papa vient de claquer la porte d’entrée. Encore une dispute. Encore des larmes. J’ai seize ans, et depuis un an, ma maison n’est plus qu’un champ de ruines.
Tout a commencé un soir d’octobre, quand papa est rentré plus tard que d’habitude. Il avait ce sourire étrange, un peu coupable, un peu heureux. Maman l’a regardé comme si elle devinait déjà tout. « Tu as encore vu Claire ? » a-t-elle lancé, la voix tremblante. Il n’a pas nié. Il n’a même pas essayé. J’étais là, assis à la table, mon bol de soupe refroidissant devant moi. Je me souviens du silence qui a suivi, lourd comme une chape de plomb.
Les semaines suivantes, maman s’est éteinte à petit feu. Elle ne sortait plus du lit, ne mangeait presque rien. Je faisais semblant d’aller bien au lycée, mais je voyais bien que mes notes chutaient. Papa venait de moins en moins à la maison. Quand il était là, il évitait maman. Moi, je faisais le tampon entre eux, ramassant les éclats de leur amour brisé.
Un soir, alors que je rentrais d’un match de foot avec mon ami Lucas, j’ai trouvé maman assise dans le noir, les yeux rouges. « Tu crois que c’est de ma faute ? » m’a-t-elle demandé d’une voix d’enfant. J’ai voulu lui dire non, mais je n’en étais pas sûr moi-même. Peut-être qu’elle aurait pu faire plus d’efforts ? Peut-être que papa aurait dû rester ? Je n’avais aucune réponse.
La famille s’est divisée en deux camps silencieux : ceux qui soutenaient papa et sa « nouvelle vie », et ceux qui plaignaient maman. Ma grand-mère paternelle disait : « Il a droit au bonheur, ton père ! » Mais ma tante maternelle murmurait : « On n’abandonne pas quelqu’un quand il va mal… »
Un dimanche matin, papa m’a proposé d’aller boire un chocolat chaud au café du coin. Il avait l’air fatigué, mais heureux. « Tu sais, Étienne, Claire me fait du bien… Je ne voulais pas faire de mal à ta mère. Mais je n’en pouvais plus… »
Je l’ai regardé droit dans les yeux : « Et maman ? Tu penses qu’elle va s’en sortir ? »
Il a baissé la tête. « Je l’espère… Mais je ne peux plus l’aider comme avant. »
J’ai senti la colère monter en moi. Comment pouvait-il être aussi égoïste ? Mais en même temps… je voyais bien qu’il était vivant à nouveau.
À la maison, maman passait ses journées devant la télé ou à fixer le plafond. Parfois elle pleurait sans bruit. Parfois elle me serrait fort contre elle comme si j’étais son dernier repère.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur Paris, j’ai surpris une conversation téléphonique entre maman et sa sœur :
— Je ne vaux plus rien, Hélène… Il a refait sa vie et moi je suis incapable de me lever…
— Tu dois te faire aider, Marie ! Tu ne peux pas rester comme ça pour Étienne…
J’ai compris ce soir-là que la dépression n’était pas juste une tristesse passagère. C’était un gouffre qui avalait tout : l’énergie, la dignité, l’amour-propre.
Au lycée, j’ai commencé à sécher les cours. Mes profs ont convoqué maman mais elle n’est pas venue. C’est papa qui s’est déplacé avec Claire. Elle m’a souri gentiment mais j’ai détourné les yeux. Je ne voulais pas qu’elle prenne la place de maman.
Un jour, j’ai explosé :
— Pourquoi tu ne reviens pas à la maison ? Pourquoi tu ne fais rien pour maman ?
Papa m’a serré l’épaule :
— Parce que parfois aimer quelqu’un ne suffit pas à le sauver…
J’ai claqué la porte derrière moi et je suis parti marcher dans les rues froides du 14e arrondissement.
Les mois ont passé. Maman a fini par accepter de voir un psy à la demande insistante de sa sœur. Elle a commencé un traitement. Elle a recommencé à cuisiner un peu, à ouvrir les volets le matin.
Papa m’a proposé de passer un week-end chez lui et Claire à Vincennes. J’ai accepté à contrecœur. Claire était gentille mais je sentais bien qu’elle marchait sur des œufs avec moi.
Un soir, alors que nous dînions tous les trois, elle m’a dit doucement :
— Tu sais Étienne, je ne veux pas remplacer ta maman… Mais j’espère qu’un jour tu pourras me faire confiance.
J’ai hoché la tête sans répondre.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas qui blâmer. Papa pour avoir fui ? Maman pour s’être laissée sombrer ? Ou moi pour n’avoir rien vu venir ?
Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment empêcher quelqu’un de partir ? Est-ce qu’on peut sauver quelqu’un qui ne veut plus se battre ?
Et vous… À qui donneriez-vous raison ? Est-ce qu’il y a vraiment un coupable dans une histoire comme la nôtre ?