« Oui, c’est moi qui ai demandé le divorce » : Le cri du cœur de Françoise, 60 ans, à sa fille aînée
— Tu veux vraiment divorcer, maman ?
La voix de Claire tremble. Elle me regarde, les yeux écarquillés, comme si je venais d’annoncer la fin du monde. Je serre la tasse de thé entre mes mains ridées, cherchant le courage de ne pas baisser les yeux.
— Oui, Claire. C’est moi qui ai demandé le divorce. Je n’en peux plus. Je veux vivre pour moi, maintenant.
Le silence s’abat sur la cuisine. On entend juste le tic-tac de l’horloge et le bruit lointain d’une voiture qui passe dans la rue. Je sens le poids de quarante ans de vie commune peser sur mes épaules. Quarante ans à m’occuper de tout : la maison, les enfants, les repas, les lessives… Et lui, Jean-Pierre, mon mari, assis devant la télé, attendant que tout lui tombe dans la main.
Je me souviens encore de nos débuts. J’avais vingt ans, des rêves plein la tête. Jean-Pierre était charmant, drôle, il me faisait rire. On s’est mariés à la mairie du 14e arrondissement, entourés de nos familles. J’étais fière d’être sa femme. Mais très vite, j’ai compris que dans sa famille à lui, les femmes servaient et les hommes étaient servis. Sa mère ne s’asseyait jamais avant que tout le monde ait fini de manger. J’ai cru que ce serait différent avec nous.
Mais non. Dès la naissance de Claire, puis de Thomas, tout est devenu ma responsabilité. Jean-Pierre travaillait beaucoup, c’est vrai. Moi aussi, mais à la maison. Je ne me plaignais pas : c’était normal, disait-on autour de moi. Les voisines faisaient pareil. On se retrouvait au marché le samedi matin, on riait en échangeant des recettes et des astuces pour enlever les taches tenaces sur les chemises blanches.
Mais aujourd’hui… Aujourd’hui j’ai soixante ans. Mes mains sont abîmées par les années de ménage, mon dos me fait souffrir dès que je porte un sac trop lourd. Et Jean-Pierre ? Il continue comme si de rien n’était. Il ne sait même pas où sont rangées les casseroles. Il ne fait jamais les courses — il ne sait même pas ce qu’on mange le soir !
Ce soir-là, après avoir servi le dîner — encore une fois — j’ai craqué.
— Tu pourrais débarrasser la table au moins une fois !
Jean-Pierre a levé les yeux vers moi, surpris comme un enfant pris en faute.
— Oh ça va, Françoise… Tu sais bien que t’aimes ça, toi, t’occuper de la maison.
J’ai senti une colère froide monter en moi.
— Non, Jean-Pierre. Je n’aime plus ça. Je suis fatiguée.
Il a haussé les épaules et s’est replongé dans son journal.
C’est là que j’ai compris : il ne changerait jamais.
Le lendemain matin, j’ai pris rendez-vous chez l’avocate du quartier. Elle m’a reçue dans son petit bureau encombré de dossiers et m’a écoutée sans m’interrompre.
— Vous savez que vous avez des droits, madame ?
J’ai hoché la tête sans trop y croire. Des droits… J’avais oublié ce que c’était.
Quand j’ai annoncé ma décision à Jean-Pierre, il a ri jaune.
— À ton âge ? Tu veux finir seule dans un studio ?
J’ai eu peur, bien sûr. Peur du vide, peur du regard des autres — surtout dans notre immeuble où tout le monde se connaît. Mais plus encore peur de finir mes jours à servir un homme qui ne me voit plus depuis des années.
Claire est venue me voir ce soir-là. Elle a essayé de comprendre.
— Mais papa t’aime… Il est juste maladroit…
— Non Claire. Il ne m’aime plus depuis longtemps. Il aime être servi. Ce n’est pas pareil.
Elle a pleuré. Moi aussi. Thomas m’a appelée plus tard :
— Maman… Tu fais une bêtise. À ton âge…
À mon âge ? C’est justement parce que je sens le temps filer que je veux vivre enfin pour moi !
Je rêve de voyager seule en Bretagne, d’apprendre la poterie à Montreuil, d’aller au cinéma sans demander la permission ni préparer le dîner avant de partir…
Mais tout le monde me juge : mes enfants, mes voisins, même ma sœur Sylvie qui me dit que « ce n’est pas raisonnable ».
— Tu vas regretter…
Peut-être. Mais je préfère regretter d’avoir essayé que de mourir d’épuisement et d’amertume.
Ce soir, je regarde par la fenêtre la pluie tomber sur Paris et je me demande : combien sommes-nous, en France, à rêver d’une seconde vie après soixante ans ? Combien oseront franchir le pas ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce égoïste de vouloir enfin penser à soi ?