Oubliée au nom de la famille : le deuil qui nous sépare

« Tu rentres encore tard ce soir ? » Ma voix tremble, suspendue dans l’air froid de la cuisine. Paul, mon mari, ne me regarde même pas. Il enfile sa veste, attrape machinalement ses clés. « Il faut que j’aille chez Claire, elle n’arrive pas à coucher les petits sans moi. »

Je serre la tasse de café entre mes mains, comme si la chaleur pouvait combler le vide qui s’est installé entre nous. Depuis la mort de son frère, il y a six mois, Paul a changé. Il a troqué nos soirées en famille contre des allers-retours incessants chez sa belle-sœur, Claire, et leurs deux garçons, Lucas et Théo. Je comprends leur douleur, je la partage même, mais à quel prix ?

« Et nous, Paul ? Tu nous oublies, tu sais ? »
Il soupire, fatigué, agacé. « Tu ne comprends pas, ils ont besoin de moi. »

Je me retiens de crier. Bien sûr que je comprends. Mais nos enfants, Camille et Hugo, attendent leur père chaque soir. Ils me demandent pourquoi il n’est plus là pour les histoires du soir, pourquoi il ne vient plus aux matchs de foot, pourquoi il ne rit plus avec nous. Je n’ai pas de réponse.

Le silence s’installe, pesant. Paul claque la porte. Je me laisse glisser contre le mur, les larmes me brûlent les joues. J’ai l’impression d’être invisible, d’être devenue une étrangère dans ma propre maison.

Le lendemain matin, Camille, 8 ans, me regarde avec ses grands yeux inquiets. « Papa va encore chez Lucas ce soir ? »
Je hoche la tête, incapable de mentir. Elle baisse les yeux, joue avec sa tartine. Hugo, 11 ans, ne dit rien, mais je vois bien qu’il en veut à son père. Il s’enferme dans sa chambre, refuse de parler. La tension monte, chaque jour un peu plus.

À l’école, les autres mamans me demandent comment je vais. Je souris, je mens. « Ça va, on s’adapte. » Mais la vérité, c’est que je me sens trahie. J’ai envie de hurler, de secouer Paul, de lui rappeler que nous aussi, nous avons besoin de lui.

Un soir, je décide d’aller chez Claire. Je frappe, le cœur battant. Paul ouvre, surpris. Claire est dans le salon, les yeux rouges, les enfants jouent en silence. Je m’assieds, mal à l’aise. « Je voulais juste voir comment vous alliez. »
Claire me regarde, gênée. « Merci, c’est gentil. Paul est d’une aide précieuse, je ne sais pas ce que je ferais sans lui. »
Je souris, mais au fond, je me demande si elle se rend compte de ce que cela coûte à ma famille.

Sur le chemin du retour, Paul me rattrape. « Tu n’avais pas besoin de venir. »
Je m’arrête, je le fixe. « Et moi, Paul ? Tu ne vois pas que tu nous perds ? »
Il détourne les yeux. « Je fais ce que je peux. »

Les semaines passent, rien ne change. Les enfants s’éloignent de leur père, je m’épuise à tout gérer seule. Un soir, Hugo explose. « Papa préfère Lucas et Théo à nous ! » Il claque la porte de sa chambre. Camille pleure. Je me sens impuissante.

Je décide d’en parler à Paul, une dernière fois. J’attends qu’il rentre, tard, comme d’habitude. « On ne peut plus continuer comme ça. Tu dois choisir, Paul. Soit tu trouves un équilibre, soit tu nous perds. »
Il s’effondre sur une chaise, la tête dans les mains. « Je ne veux pas les abandonner… Mais je ne veux pas vous perdre non plus. »

Je m’approche, pose ma main sur la sienne. « On peut les aider, mais pas en sacrifiant notre famille. On a besoin de toi, Paul. »

Il me regarde enfin, les yeux pleins de larmes. « Je suis désolé… Je ne savais pas que je vous faisais autant de mal. »

Ce soir-là, pour la première fois depuis des mois, il reste à la maison. Il lit une histoire à Camille, joue aux cartes avec Hugo. Je sens que la route sera longue, mais peut-être n’est-il pas trop tard.

Parfois, je me demande : jusqu’où doit-on aller par solidarité familiale ? À quel moment le devoir envers les autres devient-il une trahison envers les siens ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?