« On est venus pour fêter, mais tu ne veux pas ouvrir la porte ! »
« Claire ! Ouvre cette porte tout de suite ! On est venus pour fêter, tu ne vas pas nous laisser dehors ! »
La voix de ma belle-mère résonne dans le couloir, sèche, tranchante comme une lame. Je reste assise sur le carrelage froid de l’entrée, les genoux repliés contre ma poitrine. Mes mains tremblent. Je sens l’odeur du gratin dauphinois qui refroidit dans le four, la tarte aux pommes qui n’aura sans doute pas le temps de dorer. Je ferme les yeux. J’entends mon mari, Julien, murmurer derrière moi :
— Claire… s’il te plaît… ils vont s’énerver…
Je me retourne vers lui, les larmes aux yeux.
— Et moi ? Tu crois que je ne suis pas déjà à bout ? Tu crois que c’est facile de tout préparer, de sourire, de supporter leurs remarques ?
Il baisse la tête. Il n’a jamais su quoi répondre. Depuis trois ans que nous sommes mariés, chaque fête est devenue une épreuve. Noël, Pâques, la fête des mères, les anniversaires… Sa famille débarque sans prévenir ou presque, toujours plus nombreuse, toujours plus exigeante. Sa mère, Monique, critique tout : la cuisson du rôti, la décoration du salon, même la façon dont je parle à leur fils.
Au début, j’ai voulu bien faire. J’ai cuisiné des plats traditionnels — blanquette de veau, quiche lorraine — j’ai décoré l’appartement avec soin. J’ai souri quand Monique a dit : « Chez nous, on fait comme ça… » J’ai ri quand son frère Paul a renversé du vin sur la nappe en lin offerte par ma grand-mère. J’ai serré les dents quand sa sœur Élodie a laissé ses enfants courir partout en criant.
Mais peu à peu, j’ai senti la fatigue me ronger. Les courses interminables au Monoprix du coin, les heures passées à éplucher des pommes de terre, à nettoyer la vaisselle pendant que tout le monde riait dans le salon. Julien m’aidait un peu, mais il se réfugiait vite auprès des siens. « Ils sont contents d’être là », disait-il. « C’est important pour eux. »
Et moi ?
Ce soir, c’est la fête nationale. Ils sont venus avec des drapeaux et des bouteilles de champagne. Ils attendent que j’ouvre la porte et que je les accueille comme d’habitude. Mais aujourd’hui, quelque chose s’est brisé en moi.
Je me souviens de la conversation d’hier soir avec ma mère au téléphone.
— Claire, tu ne peux pas continuer comme ça. Tu n’es pas leur domestique.
— Mais si je dis non… ils vont mal le prendre…
— Et alors ? Tu vis pour eux ou pour toi ?
Je n’ai pas su quoi répondre.
Dans le couloir, Monique tape plus fort.
— Julien ! Dis-lui d’ouvrir ! On a fait tout ce chemin !
Julien se lève et s’approche de moi.
— Claire… tu veux vraiment faire ça ?
Je le regarde droit dans les yeux.
— Oui. Je veux qu’ils comprennent que je ne suis pas une machine à organiser leurs fêtes. Je veux qu’ils me voient moi.
Il soupire. Je vois dans ses yeux qu’il hésite entre sa famille et moi. Comme toujours.
Je repense à toutes ces fois où j’ai avalé mes mots pour ne pas faire d’histoires. À ce Noël où Monique a critiqué mon foie gras devant tout le monde : « Il est trop salé… Chez nous, on fait mieux… » À ce dimanche où Paul a invité ses amis sans prévenir et que j’ai dû improviser un repas pour dix personnes alors que j’étais malade.
Je repense à mon travail — je suis infirmière à l’hôpital Saint-Antoine — et à toutes ces nuits blanches passées à soigner des inconnus. Je donne déjà tant aux autres… Pourquoi dois-je encore m’oublier chez moi ?
Dans le couloir, les voix montent :
— C’est inadmissible ! On va réveiller tout l’immeuble !
— Elle exagère !
Je sens la colère monter en moi.
— Julien, si tu ouvres cette porte sans mon accord… je pars.
Il me regarde, choqué.
— Tu ne ferais pas ça…
— Essaie-moi.
Un silence lourd tombe entre nous. Il recule d’un pas. Je me lève lentement et m’approche de la porte. Je pose ma main sur la poignée sans tourner.
— Maman… Paul… Élodie… Je vous entends très bien. Mais ce soir, je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin qu’on me respecte aussi. J’ai besoin qu’on me voie autrement que comme celle qui cuisine et qui sert.
Un silence stupéfait de l’autre côté.
— Claire… tu es fatiguée ? demande timidement Élodie.
— Oui. Fatiguée d’être invisible.
Monique s’emporte :
— Mais enfin ! On est une famille ! On fait tout ensemble !
Je sens mes larmes couler sur mes joues.
— Justement. Une famille, ça écoute aussi les besoins des autres.
Julien s’approche et pose sa main sur mon épaule.
— Claire… viens t’asseoir avec moi.
Je me laisse tomber sur le canapé. Les voix s’éloignent dans le couloir. J’entends des pas qui descendent l’escalier. Mon cœur bat si fort que j’ai du mal à respirer.
Julien s’assoit à côté de moi.
— Tu crois qu’ils comprendront ?
Je hausse les épaules.
— Je ne sais pas… Mais ce soir, j’ai choisi de me respecter moi-même.
Il me prend la main en silence.
La nuit tombe sur Paris. Les feux d’artifice éclatent au loin. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens légère — et terriblement seule aussi.
Est-ce qu’on peut vraiment être soi-même dans une famille qui refuse de nous voir autrement que comme une servante ? Est-ce que j’ai eu raison de fermer la porte ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?