Nada, ou comment un chiot a réveillé mes blessures
— Tu ne peux pas me faire ça, Hugo ! Je n’ai pas besoin d’un chien, j’ai déjà assez à gérer !
Ma voix tremblait, résonnant dans le salon silencieux. Hugo, mon petit-fils de dix-sept ans, me fixait avec ses grands yeux clairs, tenant dans ses bras une boule de poils tremblante. Il venait de déposer le chiot sur mes genoux, comme s’il m’offrait un trésor. Mais moi, je n’y voyais qu’un fardeau de plus, une responsabilité dont je ne voulais pas.
Depuis la mort de Paul, mon mari, il y a deux ans, chaque jour était une épreuve. J’avais cru trouver un fragile équilibre entre mes souvenirs et la routine : les déjeuners du dimanche avec mon fils Julien et ses enfants, les promenades au marché, les après-midis à tricoter devant la télévision. Mais ce chiot… Ce chiot venait tout bouleverser.
— Mamie, tu verras, elle va t’aider à ne plus être triste, avait murmuré Hugo en caressant la petite tête du chiot.
Je n’ai rien répondu. J’ai senti mes yeux s’embuer. Je n’avais pas envie d’être aidée. J’avais appris à vivre avec ma tristesse, à la cacher derrière des sourires polis et des gâteaux faits maison. Je n’avais pas besoin qu’on vienne gratter sous la surface.
Le soir même, j’ai appelé Julien.
— Tu savais pour le chien ?
Il a soupiré à l’autre bout du fil.
— Maman… Hugo voulait te faire plaisir. Il pense que tu es trop seule.
— Je ne suis pas seule !
Un silence gênant a suivi. J’ai entendu sa femme, Claire, chuchoter quelque chose en arrière-plan. J’ai deviné qu’ils parlaient de moi depuis des semaines, inquiets de me voir décliner, de me replier sur moi-même.
— Tu sais bien que ce n’est pas facile pour nous non plus, a repris Julien. On fait ce qu’on peut…
J’ai raccroché sans répondre. Je me suis retrouvée face au chiot qui me regardait avec des yeux ronds. Elle s’est approchée timidement et a posé sa tête sur mon pied. J’ai senti une chaleur étrange m’envahir, un mélange de tendresse et de colère.
Les jours suivants ont été un chaos silencieux. Le chiot — que j’ai fini par appeler Nada, parce qu’elle était arrivée comme un rien dans ma vie — pleurait la nuit. Elle grignotait mes chaussons, aboyait après l’aspirateur et semait ses jouets partout. Je pestais, je râlais, mais je ne pouvais m’empêcher de la regarder dormir, roulée en boule sur le canapé où Paul s’asseyait autrefois.
Un matin, alors que je promenais Nada dans le parc en bas de chez moi, j’ai croisé Madame Lefèvre, ma voisine du troisième étage.
— Oh ! Vous avez pris un chien ?
J’ai haussé les épaules.
— On me l’a imposée…
Elle a souri tristement.
— Parfois, ce sont les choses qu’on n’attend pas qui nous sauvent.
Ses mots m’ont poursuivie toute la journée. Peut-être avait-elle raison ? Peut-être que ce petit être pouvait m’aider à sortir de ma coquille ?
Mais à la maison, rien n’allait plus. Julien est passé un samedi après-midi pour « voir comment ça se passait ».
— Tu as l’air fatiguée, maman. Tu es sûre que tu veux garder ce chien ?
J’ai senti la colère monter.
— C’est toi qui m’as laissée seule ! Toi qui as vendu la maison de famille sans même me demander mon avis ! Et maintenant tu veux aussi décider si je dois avoir un chien ou non ?
Julien a blêmi. Claire a tenté d’apaiser les choses.
— Ce n’est pas ce qu’il veut dire… On s’inquiète pour toi.
J’ai éclaté en sanglots. Toute la douleur que j’avais enfouie depuis la mort de Paul est remontée d’un coup : la solitude, l’impression d’être un poids pour mes enfants, la peur d’oublier celui que j’aimais tant.
Hugo est arrivé en courant depuis le jardin.
— Mamie ! Viens voir ! Nada a trouvé une taupe !
Son rire cristallin a brisé la tension. Je me suis essuyé les yeux et je l’ai suivi dehors. Nada creusait frénétiquement sous le pommier où Paul aimait lire son journal. J’ai éclaté de rire malgré moi.
Ce soir-là, j’ai pris Nada dans mes bras et je lui ai parlé comme à une amie.
— Tu sais, petite… Je ne voulais pas de toi. Mais peut-être que j’avais tort. Peut-être que j’ai encore le droit d’aimer quelqu’un… même si ce n’est qu’un chien.
Les semaines ont passé. Avec Nada, j’ai redécouvert des plaisirs simples : marcher dans les bois au lever du soleil, discuter avec d’autres propriétaires de chiens au parc, sentir une présence vivante près de moi quand la nuit tombe et que les souvenirs deviennent trop lourds.
Petit à petit, les tensions familiales se sont apaisées. Julien est venu promener Nada avec moi certains dimanches. Hugo riait en voyant sa grand-mère courir après un chiot espiègle. Même Claire a fini par admettre que « ça te fait du bien ».
Mais il y a des soirs où la douleur revient, où l’absence de Paul me serre le cœur comme au premier jour. Alors Nada saute sur mes genoux et me lèche les mains jusqu’à ce que je rie à travers mes larmes.
Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce vraiment possible de guérir des blessures du passé ? Ou bien apprend-on simplement à vivre avec elles, grâce à l’amour inattendu d’un petit être ? Qu’en pensez-vous ?