Mon frère ne me parle plus depuis que nos parents m’ont offert une voiture

« Tu dois être contente, hein ? » La voix de Thomas résonne dans le garage, froide, tranchante. Je serre les clés dans ma main, le cœur serré. Je n’ai pas eu le temps de répondre que déjà il tourne les talons, me laissant seule face à la Clio blanche flambant neuve que nos parents viennent de m’offrir pour mon bac. Je n’ai rien demandé, je n’ai rien exigé. Mais dans ses yeux, je lis la trahison.

Depuis ce matin, la maison est silencieuse. Maman tente de faire comme si de rien n’était, mais elle jette des regards inquiets vers la porte de la chambre de Thomas. Papa, lui, s’est enfermé dans son bureau. Moi, j’erre dans le salon, les clés dans la poche, comme un fardeau. Thomas et moi, on a toujours été soudés. On partageait tout : les secrets d’enfance, les fous rires devant les vieux films de Louis de Funès, les confidences sur nos premiers amours. Il était mon grand frère, mon repère.

Mais aujourd’hui, il ne me regarde plus. Il ne répond pas à mes messages. À table, il mange en silence, le visage fermé. Je sens sa colère, sa déception. Je comprends qu’il se sent lésé. Lui aussi a eu son bac avec mention, mais il n’a jamais eu droit à un tel cadeau. Il a travaillé tout l’été dernier pour s’acheter un vieux scooter d’occasion. Peut-être que nos parents ont voulu se rattraper avec moi ? Peut-être qu’ils ont pensé que j’en avais plus besoin pour mes études à la fac de Lyon ?

Le soir même, j’ose frapper à sa porte. « Thomas ? On peut parler ? » Pas de réponse. J’entre quand même. Il est assis sur son lit, casque sur les oreilles. Je m’assieds à côté de lui. « Je suis désolée… Je ne voulais pas… » Il retire son casque d’un geste brusque : « Ce n’est pas toi le problème, Camille. C’est eux ! »

Je sens ses larmes monter mais il se retient. « Tu sais ce que ça fait d’être toujours celui qu’on oublie ? Celui qui doit se débrouiller tout seul ? » Sa voix tremble. Je n’ai jamais vu Thomas comme ça. J’aimerais lui dire que je comprends, mais ce serait mentir. Je n’ai jamais ressenti cette injustice-là.

Les jours passent et la tension ne retombe pas. Nos parents évitent le sujet. Maman me dit : « Laisse-lui du temps… » Mais le temps ne fait rien à l’affaire. Thomas s’éloigne chaque jour un peu plus. Il sort tard le soir, rentre sans bruit. Parfois, je l’entends pleurer dans sa chambre.

Un samedi matin, je décide d’agir. J’attends qu’il sorte pour aller au marché avec ses copains et je prends la voiture… pour aller chez notre grand-mère à Villeurbanne. Elle a toujours su trouver les mots justes. Autour d’un café noir et d’une part de tarte aux pommes, je lui raconte tout.

« Tu sais, Camille », me dit-elle en posant sa main sur la mienne, « la jalousie entre frères et sœurs, c’est vieux comme le monde… Mais ce n’est pas vraiment de la jalousie. C’est un cri du cœur : ‘Et moi alors ?’ »

Je rentre chez moi avec une idée en tête. Le soir venu, j’attends Thomas dans le garage. Quand il arrive, je lui tends les clés : « Prends-la si tu veux… On peut la partager… Ou même la vendre si tu préfères… »

Il me regarde longuement, puis secoue la tête : « Ce n’est pas la voiture qui compte… C’est ce qu’elle représente… »

Je comprends alors que ce n’est pas à moi de réparer cette blessure-là. C’est à nos parents d’entendre ce que Thomas essaie de leur dire depuis des années.

Le lendemain matin, j’insiste pour qu’on prenne tous le petit-déjeuner ensemble. Je pose les clés sur la table et je prends la parole : « Je crois qu’on doit parler tous ensemble… »

Papa soupire, Maman baisse les yeux. Thomas fixe sa tasse de café.

« Ce n’est pas juste », lâche-t-il enfin d’une voix rauque. « J’ai toujours fait des efforts… Et j’ai l’impression que ça ne compte pas… »

Le silence est lourd. Maman pleure doucement. Papa s’excuse maladroitement : « On a voulu bien faire… On pensait que Camille en avait besoin… Mais on aurait dû t’en parler… »

Ce matin-là marque un tournant. Les mots sont sortis, même s’ils font mal. Thomas ne me parle pas encore comme avant, mais il me sourit parfois. On recommence à regarder des films ensemble, timidement.

Je sais que rien ne sera plus jamais comme avant. Mais peut-être qu’on peut reconstruire quelque chose de nouveau.

Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile de dire ce qu’on ressent vraiment dans une famille ? Pourquoi laisse-t-on des non-dits creuser des fossés entre ceux qu’on aime le plus ?