Mon frère m’a pris la maison de notre enfance : aujourd’hui, il me traite comme une étrangère
— Claire, il faut qu’on parle.
La voix de Julien résonne dans le couloir, froide, presque étrangère. Je serre la tasse de café entre mes mains, assise sur la vieille chaise de la cuisine. Celle où maman s’asseyait pour éplucher les pommes de terre, là où papa lisait son journal en silence. Je sens déjà que rien ne sera plus jamais pareil.
— Tu sais que… maintenant que la maison est à moi, il faudrait qu’on mette les choses au clair. Tu peux rester, bien sûr, mais il faudra payer un loyer. Comme tout le monde.
Je le regarde sans comprendre. Mon frère, mon Julien, celui qui me défendait à l’école quand les autres se moquaient de mes lunettes, celui qui me poussait sur la balançoire du jardin… Il me parle comme à une locataire. Comme à une étrangère.
— Un loyer ? Mais… c’est notre maison ! Celle où on a grandi !
Il détourne les yeux, gêné. Je vois ses mains trembler légèrement alors qu’il s’appuie contre le chambranle de la porte.
— C’est la loi, Claire. Les papiers sont à mon nom. Je ne peux pas faire autrement.
Je sens la colère monter, mêlée à une tristesse profonde. Après la mort de nos parents, tout s’est enchaîné si vite. Le notaire, les papiers, les signatures… J’étais perdue dans mon chagrin, incapable de comprendre ce qui se passait vraiment. Julien a tout géré. Je lui faisais confiance.
Maintenant, je comprends. La maison a été mise à son nom parce qu’il était l’aîné, parce que c’était plus simple administrativement, parce que « tu n’as pas la tête à ça en ce moment », m’avait-il dit. Et moi, j’ai hoché la tête, trop épuisée pour discuter.
Je me lève brusquement, faisant grincer la chaise sur le carrelage usé.
— Tu ne peux pas me faire ça. Pas toi.
Julien soupire.
— J’ai besoin d’argent, Claire. Tu sais bien que je galère avec le crédit de l’appartement à Lyon… Et puis tu travailles maintenant, tu peux te permettre un petit loyer.
Un petit loyer ? Pour vivre dans ma propre chambre d’enfant ? Pour dormir sous le toit où maman chantait des berceuses ?
Je monte les escaliers en courant, fuyant son regard. Les marches grincent sous mes pas, comme pour me rappeler chaque souvenir enfoui ici : nos disputes pour savoir qui aurait la plus grande chambre, nos fous rires lors des soirées d’orage quand l’électricité sautait et qu’on se racontait des histoires à la bougie…
Je m’effondre sur mon lit, le visage enfoui dans l’oreiller. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le lendemain matin, je retrouve Julien dans le jardin. Il fume nerveusement une cigarette en fixant le vieux pommier.
— Tu te souviens quand on grimpait là-haut pour cueillir les pommes ?
Il hoche la tête sans sourire.
— On n’a plus dix ans, Claire.
Je sens mes yeux s’embuer.
— Non… Mais j’aurais aimé qu’on reste une famille.
Il écrase sa cigarette et s’éloigne sans un mot.
Les jours passent et l’ambiance devient irrespirable. Je croise Julien dans les couloirs sans oser lui parler. Il laisse traîner des factures sur la table du salon : « Loyer dû – 450 euros ». Je n’ai même pas signé de bail. Tout est informel mais pesant.
Un soir, je décide d’en parler à ma cousine Sophie. Elle m’écoute en silence, puis pose sa main sur la mienne.
— Tu ne peux pas laisser passer ça. Il profite de ta vulnérabilité. Parle à un avocat.
Mais je n’ai pas envie d’un procès. Je veux juste retrouver mon frère.
Un dimanche matin, alors que je prépare un café, Julien entre dans la cuisine. Il a l’air fatigué, vieilli.
— Je suis désolé, Claire… Mais je ne vois pas d’autre solution. Si tu ne veux pas payer… il faudra partir.
Je sens mon cœur se briser une seconde fois.
— Où veux-tu que j’aille ? Tout ce que j’ai est ici…
Il détourne les yeux.
— Ce n’est plus chez toi.
Les mots résonnent comme une gifle. Je rassemble mes affaires dans un silence glacial. Chaque objet que je mets dans ma valise me rappelle un souvenir : la photo de maman sur la commode, le foulard bleu qu’elle portait toujours au printemps, le livre de contes que papa me lisait avant de dormir…
Quand je claque la porte derrière moi, je sens que quelque chose s’est définitivement brisé entre nous.
Aujourd’hui, j’habite un petit studio à Angers. La vie continue, mais rien n’a le même goût. Parfois je passe devant des maisons semblables à celle de mon enfance et je me demande : comment peut-on perdre à la fois ses parents et son frère ? Est-ce que l’argent vaut vraiment plus qu’un passé partagé ?
Et vous… auriez-vous pu pardonner une telle trahison ?