Maman, tu n’es plus toute jeune : Chronique d’une révolte ordinaire

« Maman, tu pourrais au moins mettre un pull, tu sais… À ton âge, on ne porte plus des vestes en cuir ! »

La voix de Camille résonne dans l’entrée, tranchante comme une lame. Je serre la poignée de mon sac, le cœur battant. Encore une fois, je sens que je vais devoir me justifier. Je regarde ma fille, trente-sept ans, deux enfants, le front plissé d’inquiétude ou d’agacement – je ne sais plus très bien. Derrière elle, la petite Lucie me fait un clin d’œil complice. Elle, au moins, elle aime mes bottes rouges.

« Tu sais, maman, toutes les grands-mères gardent leurs petits-enfants le mercredi. C’est normal. Tu pourrais faire un effort… »

Je soupire. Depuis la naissance de Lucie et Paul, je suis devenue « Mamie Sophie », mais dans la bouche de Camille, ce titre sonne comme une condamnation. J’ai soixante ans, certes, mais je travaille encore à mi-temps à la médiathèque de la ville, je fais du théâtre amateur à Montreuil, et je viens de m’inscrire à un cours de salsa. J’ai envie de vivre, pas de m’effacer.

« Camille, j’ai déjà expliqué… Le mercredi après-midi, j’ai répétition avec la troupe. Et puis, tu sais très bien que je peux garder les enfants le samedi si tu veux sortir avec Thomas… »

Elle lève les yeux au ciel. « Mais tout le monde fait comme ça ! Regarde chez les voisins : Madame Lefèvre va chercher ses petits-enfants tous les jours à l’école ! »

Je sens la colère monter. Pourquoi faudrait-il que je devienne une copie conforme de Madame Lefèvre ? Pourquoi ma fille ne voit-elle pas que j’ai aussi besoin d’exister en dehors du rôle qu’elle veut m’imposer ?

Le soir, seule dans mon petit appartement du 11e arrondissement, je repense à notre dispute. Je me sers un verre de vin et j’ouvre la fenêtre sur les bruits de la ville. Paris ne dort jamais vraiment. Moi non plus, ces temps-ci.

J’ai grandi dans une famille où les femmes se sacrifiaient sans broncher. Ma mère a élevé quatre enfants sans jamais se plaindre, mais je l’ai vue s’éteindre à petit feu. Je m’étais promis de ne pas suivre le même chemin. Pourtant, aujourd’hui, je sens le poids des attentes familiales m’écraser.

Le lendemain matin, Camille m’appelle. Sa voix est froide : « Tu pourrais au moins faire un effort pour t’habiller autrement quand tu viens à l’école. Paul a honte devant ses copains… »

Je reste sans voix. Mes vêtements sont-ils vraiment un problème ? Ou est-ce juste une excuse pour me rappeler que je ne suis plus toute jeune ?

À la médiathèque, je croise Martine, ma collègue et amie depuis vingt ans. Elle me trouve songeuse.

— Encore une dispute avec Camille ?
— Oui… Elle voudrait que je sois une grand-mère modèle. Mais c’est quoi, une grand-mère modèle en 2024 ?
— C’est celle qui s’oublie pour les autres… Mais toi, tu n’as jamais su t’oublier !

Elle rit doucement et me serre la main. Je sens les larmes monter.

Le soir même, je reçois un message de Lucie : « Mamie, tu viens voir mon spectacle samedi ? Je t’aime fort ! »

Je souris malgré moi. Peut-être que tout n’est pas perdu.

Le samedi arrive. J’enfile ma fameuse veste en cuir et mes bottes rouges. Dans la salle des fêtes du quartier, Lucie me cherche du regard dès qu’elle monte sur scène. Après le spectacle, elle court vers moi et me serre fort.

— T’es la plus belle mamie du monde !

Camille s’approche timidement.

— Maman… Je suis désolée pour l’autre jour. C’est juste que… j’ai peur que tu t’éloignes de nous.

Je prends sa main.

— Je ne m’éloigne pas, Camille. J’essaie juste d’être moi-même. Tu comprends ?

Elle hoche la tête en silence.

Sur le chemin du retour, je repense à tout ça. Est-ce qu’on a le droit d’être soi-même quand on devient grand-mère ? Est-ce qu’on doit forcément rentrer dans le moule ?

Et vous, qu’en pensez-vous ? Faut-il sacrifier ses envies pour répondre aux attentes de sa famille ?