« Maman, tu es toxique » : Le cri du cœur d’une mère seule face à l’éloignement de sa fille

— Tu ne comprends donc pas que j’ai besoin d’air, maman ?

La voix de Camille résonne encore dans l’entrée, tranchante comme une lame. Je suis restée figée, la main sur la poignée de la porte, incapable de répondre. Mon cœur bat trop vite. J’ai 68 ans, et pour la première fois, j’ai l’impression d’être une étrangère dans la vie de ma propre fille.

Je m’appelle Françoise. J’habite à Tours, dans ce même appartement où j’ai élevé Camille seule. Son père, Jean-Luc, est parti un matin de janvier, sans un mot, alors que Camille n’avait que sept ans. Je me souviens encore de ses petites mains serrées autour de mon cou, de ses sanglots silencieux. Je lui ai promis ce jour-là que je ne la laisserais jamais tomber. J’ai voulu être tout pour elle : sa mère, son père, son amie. Peut-être trop.

Camille a grandi vite. Elle était brillante à l’école, timide avec les autres enfants mais toujours souriante avec moi. Je me suis accrochée à elle comme à une bouée. Je n’avais plus rien d’autre. Mes amies me disaient parfois : « Tu devrais penser à toi aussi, Françoise. » Mais comment penser à soi quand on a un enfant qui n’a plus que vous ?

Les années ont passé. J’ai travaillé dur comme infirmière à l’hôpital Bretonneau, enchaînant les gardes de nuit pour payer les études de Camille. Je n’ai jamais eu le temps de refaire ma vie. Les hommes ne m’intéressaient plus. Tout ce qui comptait, c’était Camille.

Mais aujourd’hui, elle a 35 ans. Elle vit à Paris avec son compagnon, Mathieu. Elle vient me voir une fois par mois, parfois moins. Et chaque fois qu’elle arrive, je sens qu’elle est ailleurs. Elle regarde son téléphone, répond distraitement à mes questions.

Hier soir, j’ai voulu lui préparer son plat préféré : le gratin dauphinois comme le faisait ma mère. J’ai passé l’après-midi à cuisiner, à choisir le meilleur fromage chez le fromager du coin. Quand elle est arrivée, elle a à peine touché à son assiette.

— Tu sais bien que je fais attention au lactose maintenant…

J’ai senti la colère monter en moi.

— Tu ne m’as rien dit ! Tu ne me dis plus rien !

Elle a soupiré, levé les yeux au ciel.

— Parce que tu veux toujours tout contrôler ! Même ce que je mange !

J’ai éclaté en sanglots. Elle s’est levée brusquement.

— Maman… Je t’aime, mais tu es toxique parfois. Tu t’immisces dans tout. J’ai besoin de respirer !

Le mot est tombé comme un couperet : toxique.

Depuis, je tourne en rond dans l’appartement vide. Je repense à toutes ces années où je me suis oubliée pour elle. Est-ce ça, être toxique ? Vouloir protéger son enfant ?

Je me souviens d’une scène il y a dix ans. Camille avait 25 ans et venait d’emménager avec Mathieu. Un soir, elle ne m’a pas appelée comme d’habitude. J’ai paniqué, j’ai appelé tous ses amis, même l’hôpital où je travaillais encore à l’époque.

Le lendemain, elle m’a dit :

— Tu ne peux pas continuer comme ça… Je ne suis plus une petite fille.

Mais pour moi, elle le sera toujours.

Je me rends compte aujourd’hui que je n’ai pas su lâcher prise. Que chaque silence de sa part était pour moi une blessure ouverte. Que chaque distance était un abandon.

J’ai essayé de combler le vide avec des petits gestes : lui envoyer des colis de confiture maison, lui proposer de venir passer des week-ends ici… Mais elle refuse presque toujours.

— J’ai besoin de temps pour moi et pour Mathieu.

Je me sens seule. Mes amies sont parties vivre près de leurs petits-enfants ou sont décédées. Les voisins changent tout le temps dans l’immeuble. Parfois je parle à mon chat, Félix, comme s’il pouvait me répondre.

Ce matin encore, j’ai hésité à appeler Camille. Je voulais juste entendre sa voix. Mais j’ai eu peur qu’elle trouve ça « envahissant ».

Je repense à ma propre mère, sévère et distante. Je m’étais juré d’être différente avec Camille… Ai-je fait pire ?

Je me demande si c’est ça vieillir : voir ceux qu’on aime s’éloigner inexorablement, se sentir inutile malgré tout l’amour qu’on porte en soi.

Je voudrais lui dire :

— Pardon si je t’étouffe… Mais comment faire autrement quand on a bâti toute sa vie autour d’un seul être ?

Je regarde les photos accrochées au mur : Camille bébé dans mes bras, ses premiers pas dans le jardin public des Prébendes… Où est passée cette complicité ?

Est-ce vraiment possible d’aimer trop fort ? Ou bien est-ce la société qui nous pousse à couper les liens trop tôt ?

Je vous pose la question : faut-il apprendre à vivre pour soi quand on a tout donné à son enfant ? Peut-on vraiment tourner la page sur une vie entière consacrée à l’autre ?