Maman, pourquoi tu refuses de garder mes enfants ?

— Tu sais bien que je ne peux pas, Claire. Je ne suis pas ta nounou !

La voix de ma mère résonne encore dans le couloir, froide et tranchante. Je serre les poings sur la poignée de la porte, retenant mes larmes. Il est 7h15, je dois partir travailler dans quinze minutes, et je n’ai personne pour garder Camille, qui tousse encore trop fort pour aller à l’école. Paul et Lucie sont déjà prêts, cartables sur le dos, les yeux inquiets. Je les regarde, mon cœur se serre. Depuis la mort de François, il y a un an et demi, tout s’est effondré. J’ai l’impression d’être seule contre le monde entier.

Je me souviens du jour où tout a basculé. Un coup de fil, une voiture qui ne s’arrête pas à un feu rouge, et ma vie s’est brisée. François venait de déposer Lucie à la maternelle. Camille n’avait que six mois. J’ai hurlé dans la cuisine en apprenant la nouvelle, ma mère m’a serrée dans ses bras ce soir-là. Mais depuis, elle s’est éloignée. Elle dit qu’elle est fatiguée, qu’elle a déjà élevé ses enfants. Mon frère Julien m’a aidée au début : il venait chercher les petits le mercredi, faisait les courses pour moi. Mais il a trois enfants lui aussi, et sa femme commence à trouver que ça fait beaucoup.

Je travaille comme caissière au Carrefour Market du centre-ville. C’est un CDI à mi-temps, payé au SMIC. Les horaires changent chaque semaine. Parfois je commence à 6h30, parfois je finis à 20h30. Les aides sociales ne suffisent pas : le crédit de la maison, l’électricité, la cantine… Je fais des calculs chaque soir pour savoir si je peux acheter des yaourts ou si on se contentera de compote.

— Maman, pourquoi mamie veut pas venir ?

Lucie me regarde avec ses grands yeux bleus. Elle ne comprend pas. Comment lui expliquer que sa grand-mère préfère aller au club de lecture ou faire du yoga plutôt que de garder ses petits-enfants ?

— Mamie est fatiguée, ma chérie. Elle a besoin de temps pour elle.

C’est tout ce que je trouve à dire. Mais au fond de moi, la colère gronde.

Un soir, après une journée épuisante où j’ai dû poser un congé sans solde pour rester avec Camille malade, j’appelle ma mère. Je suis à bout.

— Maman, s’il te plaît… J’ai besoin de toi. Juste une fois par semaine…

Elle soupire à l’autre bout du fil.

— Claire, tu dois comprendre que j’ai donné toute ma vie pour vous élever, ton frère et toi. J’ai droit à un peu de paix maintenant.

— Mais tu vois bien que je n’y arrive pas ! Tu pourrais au moins essayer…

— Je ne veux pas devenir une seconde maman pour tes enfants. Ce n’est pas mon rôle.

Je raccroche brutalement. Je me sens trahie. N’est-ce pas ça, la famille ? S’entraider quand tout va mal ?

Le lendemain matin, je croise ma voisine, Madame Lefèvre, dans l’escalier.

— Vous avez l’air fatiguée, Claire…

Je fonds en larmes devant elle. Elle me prend dans ses bras sans rien dire. C’est elle qui me propose d’emmener Lucie à l’école ce jour-là. Un geste simple qui me bouleverse.

Les semaines passent. Je jongle entre les horaires décalés, les rendez-vous chez le médecin pour Camille qui fait de l’asthme, les devoirs de Paul qui entre en sixième et a du mal à suivre sans son père pour l’aider en maths. Parfois je m’effondre sur le canapé une fois les enfants couchés et je me demande comment font les autres mères seules.

Un soir d’hiver, alors que la chaudière tombe en panne et que je n’ai plus d’argent pour la réparer avant la fin du mois, je craque devant mes enfants.

— Je suis désolée… Je fais ce que je peux…

Paul vient me serrer fort dans ses bras.

— On t’aime maman. On va s’en sortir.

Mais comment ?

Je repense à toutes ces familles où les grands-parents sont là tous les mercredis, où on partage les vacances scolaires pour souffler un peu. Chez nous, c’est chacun pour soi. Ma mère part en cure thermale avec ses amies pendant que je compte les centimes pour acheter du lait.

Un dimanche après-midi, alors que je passe devant chez elle avec les enfants, j’aperçois sa silhouette derrière la fenêtre. Elle nous voit mais ne sort pas. Je sens une boule dans ma gorge.

Le soir-même, j’écris une lettre que je n’enverrai jamais :

« Maman,
Pourquoi refuses-tu de m’aider ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Est-ce que tu m’en veux d’être devenue veuve si jeune ? J’aurais tant besoin d’un peu de réconfort… »

Je la relis plusieurs fois avant de la déchirer.

Parfois je rêve d’une France où la solidarité familiale serait plus forte que tout. Où on ne laisserait pas une mère seule se débattre avec trois enfants et un salaire minuscule. Mais ici, chacun semble avoir ses propres problèmes.

Un matin de printemps, alors que j’emmène Camille chez le pédiatre avant d’aller travailler (encore en retard), je croise une autre maman à bout dans la salle d’attente. On échange nos histoires en chuchotant pour ne pas réveiller nos petits malades. Elle aussi élève seule ses deux enfants depuis un divorce difficile. On se promet de s’entraider : elle gardera Lucie un mercredi sur deux si je prends sa fille le samedi matin.

Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà ça : une petite chaîne de solidarité entre mamans épuisées.

Parfois je me demande : est-ce normal d’attendre autant de sa propre mère ? Est-ce égoïste de vouloir qu’elle soit là alors qu’elle a déjà tant donné ? Ou bien est-ce notre société qui nous pousse à tout porter seules ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut vraiment tourner le dos à sa famille quand elle a besoin de nous ?