Ma fille m’échappe : le cri d’une mère face au silence
« Camille, pourquoi tu ne me réponds plus ? » Ma voix tremble dans le combiné, mais tout ce que j’entends, c’est le silence. Un silence lourd, épais, qui me serre la gorge. Je suis assise dans la cuisine, les mains crispées sur la nappe à carreaux, le regard perdu sur la photo de Camille accrochée au mur. Ma fille. Mon unique enfant. Depuis qu’elle a épousé Julien, il y a un an, elle s’est éloignée de moi comme si un gouffre s’était creusé entre nous.
Je me souviens encore de ce dimanche d’automne, il y a quelques mois. J’étais venue à Paris exprès pour la voir. J’avais préparé un gâteau aux pommes, sa préférée. Quand elle a ouvert la porte, j’ai tout de suite senti que quelque chose n’allait pas. Son sourire était forcé, ses gestes précipités. Julien est apparu derrière elle, poli mais distant. « On n’a pas beaucoup de temps, maman », a-t-elle murmuré en m’embrassant à peine.
Le repas a été un supplice. Julien parlait de son travail dans la finance, de leur projet d’acheter un appartement dans le 15ème. Camille hochait la tête, riait à ses blagues, mais évitait mon regard. J’ai tenté de lui parler de ses souvenirs d’enfance, de ses études de lettres, de ses rêves d’écrire un roman. Julien a coupé court : « Camille n’a plus le temps pour ça maintenant. »
Sur le chemin du retour, j’ai pleuré dans le train. J’avais l’impression d’avoir perdu ma fille sans comprendre pourquoi. Depuis, elle ne répond plus à mes messages, ou alors par des réponses brèves : « Désolée maman, beaucoup de travail. » « On se voit bientôt. » Mais ce « bientôt » ne vient jamais.
J’en ai parlé à mon amie Claire, qui m’a conseillé de lui laisser de l’espace. « Les jeunes couples ont besoin de se construire », m’a-t-elle dit. Mais comment accepter d’être mise à l’écart ? J’ai élevé Camille seule après le départ de son père. Nous étions tout l’une pour l’autre. Je me souviens de nos promenades au parc Montsouris, de nos soirées à regarder des films sous la couette. Où est passée cette complicité ?
Un soir, j’ai décidé d’appeler Julien directement. Il a décroché, sa voix froide : « Marie, Camille est très fatiguée en ce moment. Elle a besoin de repos. » J’ai senti une colère sourde monter en moi. Qui est-il pour décider de ce qui est bon pour ma fille ?
Les semaines ont passé. J’ai tenté d’envoyer une lettre à Camille, une vraie lettre, écrite à la main. Je lui ai parlé de mon quotidien, de la maison qui me semble vide sans elle, de mon inquiétude. Pas de réponse. J’ai commencé à douter de moi-même. Ai-je été une mère trop présente ? Trop exigeante ?
Un jour, j’ai croisé Camille par hasard dans une librairie du Quartier Latin. Elle était seule, l’air pressé. J’ai osé l’aborder :
— Camille !
Elle a sursauté, puis m’a souri faiblement.
— Maman… Je suis désolée, je dois filer.
— Attends, s’il te plaît… Tu me manques.
Elle a baissé les yeux, gênée.
— Ce n’est pas le moment, maman. Julien m’attend.
— Mais tu es heureuse ?
Elle a hésité, puis a murmuré :
— Je ne sais pas…
Et elle est partie, me laissant seule au milieu des rayons.
Depuis ce jour, je ne dors plus. Je me repasse la scène en boucle. Je sens que quelque chose ne va pas, mais je ne sais pas comment l’aider. J’ai peur que Julien l’isole, qu’il l’empêche de voir sa famille, ses amis. J’ai peur qu’elle s’efface pour lui plaire.
J’ai tenté d’en parler à sa cousine, Sophie, qui m’a avoué qu’elle aussi n’avait plus de nouvelles de Camille. « Elle a changé depuis son mariage », m’a-t-elle confié. « On dirait qu’elle n’ose plus être elle-même. »
Je me sens impuissante. Autour de moi, on me dit de patienter, de ne pas faire d’histoires. Mais comment rester silencieuse quand on sent son enfant souffrir ?
Un dimanche, j’ai décidé d’aller chez eux sans prévenir. J’ai pris le train, le cœur battant. Arrivée devant leur immeuble, j’ai attendu qu’on m’ouvre. Julien a ouvert la porte, surpris.
— Marie ? Que faites-vous là ?
— Je veux voir ma fille.
Il a soupiré, puis a appelé Camille. Elle est apparue, pâle, les yeux cernés.
— Maman… Ce n’est pas le moment.
— Camille, je t’en supplie, parle-moi. Dis-moi ce qui ne va pas.
Julien s’est interposé :
— Marie, vous devez partir. Camille a besoin de calme.
J’ai vu les larmes monter aux yeux de ma fille. J’ai compris qu’elle n’était pas libre. J’ai compris que je ne pouvais rien faire si elle ne trouvait pas la force de parler.
Je suis rentrée chez moi, anéantie. Depuis, j’attends un signe. Un message. Un appel. Je vis dans l’angoisse de la perdre définitivement.
Parfois, je me demande : est-ce que l’amour d’une mère suffit pour sauver son enfant du silence et de l’isolement ? Ou bien faut-il accepter de lâcher prise, même si cela fait mal ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?