Ma belle-fille veut que je parte : l’histoire d’une mère face à l’ingratitude

« Tu ne comprends pas, Françoise, on a besoin d’espace. »

La voix de Camille résonne encore dans le couloir, froide et déterminée. Je serre la poignée de la porte du salon, le cœur battant. Mon fils, Julien, baisse les yeux, évitant mon regard. Je sens mes mains trembler. Depuis la mort de Gérard, il y a un an, cette maison est tout ce qu’il me reste. Chaque matin, je traverse le jardin où nous avons planté les rosiers ensemble, et je parle à son souvenir. Mais aujourd’hui, ce n’est plus la nostalgie qui m’étreint : c’est la peur.

Camille n’a jamais aimé cette maison. Trop ancienne, trop de souvenirs accrochés aux murs, trop de moi dans chaque recoin. Depuis qu’ils attendent leur deuxième enfant, elle insiste : « On ne peut pas rester dans notre appartement à Lyon, c’est trop petit. Ici, il y a de la place pour tout le monde. » Mais ce « tout le monde » ne semble pas m’inclure.

« Maman… » commence Julien d’une voix hésitante. Je l’interromps d’un geste. « Tu veux que je parte ? Que je laisse tout ça derrière moi ? »

Il ne répond pas. Camille s’avance, son ventre arrondi sous sa robe d’été. « Ce serait plus simple pour tout le monde. Tu pourrais aller en résidence, tu serais entourée… »

Je sens la colère monter. « Une résidence ? Tu veux m’enfermer avec des inconnus alors que c’est ici que j’ai vécu toute ma vie ? »

Le silence s’installe. J’entends le tic-tac de l’horloge du salon, celle que Gérard avait réparée un soir d’hiver. Je me souviens de ses mains sur le bois verni, de son rire quand elle s’est remise à sonner.

La nuit suivante, je dors mal. Je me lève et traverse la maison en silence. Dans la chambre vide de Julien, je retrouve ses jouets d’enfant, ses livres d’école. Tout est resté là, figé dans le temps. Je m’assois sur le lit et je pleure doucement.

Le lendemain, Camille revient à la charge. « On pourrait rénover la cuisine, ouvrir le salon… Ce serait parfait pour les enfants. »

Je la regarde, incrédule. « Et moi ? Où suis-je dans ton projet ? »

Elle soupire. « Tu pourrais venir nous voir quand tu veux… »

Je sens mon cœur se serrer. Je pense à mes voisines, à la boulangerie où on me connaît par mon prénom, au marché du samedi matin où j’achète mes légumes chez Monsieur Dupuis depuis trente ans.

Julien tente de calmer les choses : « On ne veut pas te faire de mal… »

Mais c’est déjà fait.

Les jours passent et l’ambiance devient irrespirable. Camille laisse traîner des brochures de résidences seniors sur la table du salon. Un soir, elle me tend même un dossier : « Regarde celle-ci à Tassin-la-Demi-Lune, il y a un joli parc… »

Je lui rends le dossier sans un mot.

Un dimanche matin, alors que je taille les rosiers, ma voisine Mireille s’approche : « Ça va Françoise ? Tu as l’air soucieuse… »

Je craque et lui raconte tout. Elle me prend la main : « Tu as le droit de rester chez toi. C’est ta maison ! »

Ses mots me réconfortent un instant mais la peur revient vite. Et si Julien finissait par me forcer ? Si je devenais un poids pour lui ?

Un soir d’orage, alors que la pluie frappe les vitres, Julien vient me voir dans la cuisine.

« Maman… Je ne sais plus quoi faire. Camille insiste… Je veux qu’on soit heureux mais je veux aussi que tu sois bien… »

Je le regarde dans les yeux : « Et toi ? Qu’est-ce que tu veux vraiment ? »

Il hésite longtemps avant de répondre : « J’aimerais qu’on puisse tous vivre ensemble… Mais Camille ne veut pas partager la maison avec toi. Elle dit qu’elle ne se sentira jamais chez elle tant que tu seras là… »

Je sens une douleur sourde m’envahir. Je repense à toutes ces années où j’ai tout donné pour Julien : les nuits blanches quand il était malade, les fêtes d’anniversaire organisées dans ce jardin, les vacances à La Baule où il courait sur la plage.

Je me lève et sors sous la pluie battante. Dans le jardin détrempé, je crie le nom de Gérard comme si sa voix pouvait encore me répondre.

Les semaines passent et rien ne change. Camille devient plus distante ; elle évite même de croiser mon regard. Julien s’enferme dans le silence.

Un matin, je trouve une lettre sur la table du salon :

« Maman,
On va chercher une autre solution mais il faut que tu comprennes que notre famille a besoin d’un nouveau départ. Camille ne sera jamais heureuse ici tant que tu restes… Je t’aime mais je dois penser à ma femme et mes enfants.
Julien »

Je relis ces mots encore et encore. Je sens une colère froide monter en moi mais aussi une immense tristesse.

Le soir venu, j’appelle Mireille et lui demande si elle peut venir.

« Tu sais Françoise », me dit-elle en me serrant dans ses bras, « parfois il faut se battre pour ce qui compte vraiment. Cette maison est ton histoire. Si tu pars maintenant, tu t’effaces complètement… »

Ses paroles résonnent en moi toute la nuit.

Le lendemain matin, quand Julien et Camille arrivent pour discuter une énième fois, je les attends dans le salon.

« J’ai pris ma décision », dis-je d’une voix ferme. « Je reste ici. Cette maison est à moi tant que je suis vivante et je n’ai pas l’intention de partir. Si vous voulez une maison plus grande, trouvez-la ailleurs. Mais ici, c’est chez moi. »

Camille pâlit et Julien baisse les yeux.

« Tu es égoïste », souffle-t-elle.

Je secoue la tête : « Non Camille. C’est vous qui l’êtes en voulant effacer tout ce que j’ai construit ici avec Gérard et Julien… »

Ils partent sans un mot de plus.

Ce soir-là, assise dans mon fauteuil préféré face au jardin illuminé par le soleil couchant, je repense à tout ce qui vient de se passer.

Ai-je eu raison de tenir bon ? Est-ce égoïste de vouloir garder ce qui reste de ma vie ? Ou bien est-ce simplement humain ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?