L’invité de trop : Quand mon beau-père a bouleversé notre vie
— Tu ne vas pas me laisser dehors, hein ?
La voix rauque de Jacques résonne encore dans l’entrée. Il est 22h, la pluie martèle les vitres, et je me tiens là, en pyjama, mon fils endormi dans mes bras. Mon mari, Antoine, reste figé derrière moi, le visage blême.
— Papa… tu aurais pu prévenir…
Jacques hausse les épaules, son sac de sport à la main. Il sent le tabac froid et l’angoisse. Je sens déjà la migraine monter. Depuis qu’Antoine a perdu son boulot à l’usine PSA de Poissy, chaque euro compte. On s’est serrés la ceinture, on a vendu la voiture, et voilà que la famille s’agrandit sans qu’on l’ait choisi.
— Je dors où ?
Je ravale ma colère. La chambre d’amis est devenue mon bureau de fortune depuis que je fais des missions de traduction à domicile. Antoine bredouille :
— Euh… tu peux prendre le canapé, pour ce soir.
Jacques s’installe comme s’il était chez lui. Il allume la télé, met le son trop fort. Notre fils, Léo, se réveille en pleurant. Je serre les dents. Cette nuit-là, je dors à peine.
Les jours suivants sont un enchaînement de compromis et de frustrations. Jacques laisse traîner ses affaires partout, critique ma façon de cuisiner (« Tu mets trop d’ail ! »), se plaint du bruit de Léo (« Il pourrait pas jouer ailleurs ? »). Antoine tente de calmer le jeu, mais je sens qu’il est dépassé. Il passe ses journées à envoyer des CV, à ruminer sur le canapé. Moi, je jongle entre mes traductions mal payées et les lessives qui s’accumulent.
Un soir, alors que je prépare un gratin de courgettes, Jacques débarque dans la cuisine :
— T’as pas autre chose que ces légumes ? On n’est pas des lapins !
Je me retourne brusquement :
— Si ça ne te plaît pas, tu peux cuisiner toi-même !
Il me fixe, surpris par ma colère. Antoine entre à ce moment-là et tente d’apaiser :
— On est tous fatigués… Papa, tu pourrais aider un peu ?
Jacques grogne mais finit par éplucher des pommes de terre en silence. Ce soir-là, le repas se fait dans une tension glaciale.
Les semaines passent. Les factures s’empilent. Un matin, je découvre que Jacques a emprunté ma carte bancaire pour acheter du vin et des cigarettes.
— Tu te rends compte ? On n’a déjà plus rien !
Il hausse les épaules :
— Je te rembourserai quand j’aurai ma retraite.
Antoine ne dit rien. Je sens une fissure grandir entre nous. Les disputes deviennent quotidiennes : sur l’argent, sur l’éducation de Léo (« Il est trop gâté ! »), sur l’avenir (« On va finir à la rue ! »). Je commence à faire des crises d’angoisse. Je pleure en cachette dans la salle de bains.
Un soir, alors que Léo fait une crise de fièvre et que Jacques râle parce qu’il ne peut pas regarder son émission préférée, j’explose :
— Ça suffit ! Ce n’est plus possible ! On n’en peut plus !
Antoine me regarde avec des yeux fatigués :
— Tu veux que je mette mon père dehors ?
Je m’effondre sur le carrelage froid :
— Je veux juste retrouver notre vie…
Le lendemain, Antoine propose une réunion familiale. Nous nous asseyons tous les trois autour de la table. Léo joue dans sa chambre.
— Papa, il faut qu’on parle. On ne peut pas continuer comme ça. On doit poser des règles.
Jacques croise les bras :
— Je suis un poids pour vous, c’est ça ?
Je prends une grande inspiration :
— Non… Mais on doit s’organiser. Chacun doit participer aux tâches, respecter l’espace des autres… Et surtout, on doit parler quand ça ne va pas.
Jacques baisse les yeux. Pour la première fois depuis son arrivée, il semble vulnérable.
— J’ai perdu pied depuis que ta mère est partie… J’ai nulle part où aller.
Un silence lourd s’installe. Antoine pose une main sur l’épaule de son père.
— On va s’en sortir ensemble. Mais il faut qu’on se serre les coudes.
Peu à peu, les choses changent. Jacques commence à aider à la maison : il va chercher Léo à l’école, prépare parfois le dîner (« Bon, c’est pas du grand art… »), et même s’il râle toujours un peu, il fait des efforts. Antoine trouve un petit boulot dans une supérette du quartier. Je décroche un contrat plus stable avec une agence de traduction parisienne.
Un soir d’automne, alors que nous partageons une tarte aux pommes faite maison, Jacques lève son verre :
— À la famille… même quand elle déborde !
Nous rions tous ensemble pour la première fois depuis longtemps. Je sens une chaleur nouvelle envahir notre appartement exigu.
Mais parfois, la peur revient : et si tout s’écroulait de nouveau ? Si un autre imprévu venait tout bouleverser ? Peut-on vraiment tout surmonter quand on s’aime ? Est-ce que d’autres familles vivent ce genre d’épreuve en silence ?