L’été où j’ai cessé d’être la tirelire de mes filles
« Tu sais, Maman, sans toi, on ne tiendrait pas une semaine. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, sèche, presque accusatrice. Nous étions attablées sur la terrasse, le soleil de juillet caressant les pierres chaudes de la maison familiale en Dordogne. J’avais posé ma valise à peine deux heures plus tôt, après onze mois passés à travailler à Genève comme aide-soignante. Mon unique plaisir, chaque année, c’était ce retour au pays, retrouver mes filles, mes petits-enfants, sentir l’odeur du jardin et entendre les cigales. Mais cette phrase…
Je regarde Camille, puis Élodie, sa sœur cadette. Elles évitent mon regard. Je sens la tension, comme un orage qui gronde au loin. Depuis quelques années, leurs maris – Julien et Vincent – se détestent cordialement. Tout a commencé par une histoire de barbecue mal rangé, puis une remarque sur la réussite professionnelle de l’un, la jalousie de l’autre… et voilà que chaque été, la maison se transforme en champ de bataille feutré.
« Tu exagères, Camille », souffle Élodie, mais sa voix manque de conviction.
Je me lève brusquement. « Vous croyez vraiment que je suis là pour vous entretenir ? Que mon travail, mes sacrifices, c’est juste pour que vous puissiez changer de téléphone tous les ans ou partir à Marrakech avec vos copines ? »
Le silence tombe. Les enfants jouent plus loin, inconscients du drame qui se noue.
Je repense à toutes ces années où j’ai envoyé de l’argent : pour les études, le permis de conduire, les vacances, les imprévus… J’ai toujours voulu leur offrir ce que je n’ai jamais eu. Mais à quel prix ?
Le soir même, Julien et Vincent arrivent pour le dîner. L’ambiance est glaciale. Julien lance : « On a encore eu une coupure d’électricité chez nous. Tu pourrais peut-être nous aider à payer l’électricien ? »
Vincent ricane : « Ah oui, parce que toi tu bosses tellement dur… »
Camille explose : « Arrêtez ! Ce n’est pas le moment ! »
Je me lève. « Ça suffit ! Je ne suis pas une banque. Je suis votre mère. Et j’ai besoin de souffler, moi aussi. »
Les regards se tournent vers moi, stupéfaits. Je sens les larmes monter mais je me retiens. Je quitte la table et m’enferme dans ma chambre.
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à mon enfance à Limoges, à mes parents ouvriers qui comptaient chaque sou. Je me revois jeune maman célibataire, trimant pour offrir une vie décente à mes filles. Et maintenant ? Elles sont adultes, mais toujours dépendantes…
Le lendemain matin, je prends une décision. Au petit-déjeuner, je pose ma tasse avec détermination.
« Cette année, je ne donnerai pas un centime de plus. Ni pour vos factures, ni pour vos vacances. Je vais profiter de mon été pour moi. »
Camille blêmit. Élodie baisse les yeux.
« Mais maman… on a des crédits… »
« Vous êtes grandes maintenant. Il est temps d’apprendre à gérer vos vies sans moi. »
Julien s’emporte : « C’est facile pour toi ! T’as jamais eu de problèmes d’argent ! »
Je ris jaune : « Tu crois ça ? Tu sais combien de nuits j’ai passé à pleurer parce que je ne savais pas comment finir le mois ? »
Le ton monte. Les enfants pleurent dans le salon. Je sens que tout peut exploser.
Mais au fond de moi, je me sens légère pour la première fois depuis des années.
Les jours suivants sont tendus. Camille et Élodie se parlent à peine. Julien et Vincent s’ignorent royalement. Moi, je pars marcher seule dans les bois, je lis sur la terrasse, je vais au marché du village sans me presser.
Un soir, Élodie frappe timidement à ma porte.
« Maman… tu crois qu’on a été trop loin ? »
Je soupire : « Ce n’est pas qu’une question d’argent. C’est une question de respect. De gratitude aussi. J’ai l’impression d’avoir élevé deux étrangères parfois… »
Elle pleure doucement. « On ne voulait pas te blesser… On a juste peur de ne pas y arriver sans toi. »
Je la prends dans mes bras.
« Vous y arriverez. Peut-être pas tout de suite, mais vous apprendrez. Et moi aussi j’ai besoin d’apprendre à vivre pour moi maintenant. »
Peu à peu, les tensions s’apaisent. Camille trouve un petit boulot d’été au camping du coin ; Élodie commence à vendre ses créations sur Internet pour arrondir ses fins de mois.
Julien et Vincent continuent de se chamailler mais ils comprennent qu’ils ne peuvent plus compter sur moi pour tout régler.
À la fin de l’été, alors que je prépare ma valise pour retourner en Suisse, Camille vient me voir.
« Merci Maman… Merci d’avoir eu le courage de dire stop. Je crois qu’on en avait besoin toutes les deux… »
Je souris tristement.
Sur le quai de la gare, alors que le train s’éloigne et que la campagne défile derrière la vitre, je me demande : Combien de parents en France vivent ce même dilemme ? Jusqu’où doit-on aller par amour pour ses enfants ? Et si le vrai amour consistait parfois à dire non ?