Les Promesses Brisées du Retour
— Tu ne comprends pas, papa, la vie ici, ce n’est pas pour nous.
La voix de mon fils, Antoine, résonne encore dans le salon vide, se mêlant au craquement du vieux parquet que j’ai posé moi-même, planche après planche, avec l’espoir fou d’y voir courir mes petits-enfants. Je serre la rampe de l’escalier, les jointures blanchies par la colère et la tristesse. Depuis leur départ ce matin, la maison semble plus grande, plus froide. J’ai passé vingt ans à travailler sur les chantiers de Genève, dormant dans des chambres d’hôtel impersonnelles, économisant chaque centime pour bâtir ce foyer en Bourgogne. Je rêvais de repas de famille sous la glycine, de rires d’enfants dans le jardin. Mais ce rêve n’était que le mien.
Hier soir encore, j’essayais de convaincre Antoine et Camille autour d’un gratin dauphinois fumant :
— Vous verrez, ici on respire. Pas de klaxons, pas de métro bondé. Juste la nature et le temps qui s’étire…
Camille m’a souri poliment, mais ses yeux cherchaient déjà la sortie. Antoine triturait son téléphone sous la table. Ils n’ont rien dit. Ce matin, ils ont annoncé qu’ils repartaient à Lyon. « On a besoin de notre vie, papa. Ici on s’ennuie… »
Je suis resté planté devant le portail en fer forgé, celui que j’avais repeint exprès pour leur venue. J’ai regardé leur voiture s’éloigner sur le chemin bordé de peupliers. Le silence est retombé comme une chape de plomb.
Je me suis assis sur le banc devant la maison. Le vent faisait danser les feuilles mortes sur la terrasse. J’ai repensé à ma propre jeunesse, à mes parents qui rêvaient que je reprenne la ferme familiale. J’ai fui aussi, autrefois. Mais je croyais que tout serait différent avec Antoine.
Le téléphone a vibré dans ma poche. Un message d’Antoine : « On t’aime, papa. On reviendra bientôt. » J’ai failli répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
L’après-midi s’étire. Je passe devant les chambres vides, caresse les murs fraîchement peints. Je m’arrête devant la chambre d’enfant que j’avais préparée pour un hypothétique petit-fils : un lit en bois clair, des rideaux bleus, une étagère pleine de livres d’aventure. Tout cela pour rien.
Je descends à la cave chercher une bouteille de vin. En remontant, je croise mon reflet dans la vitre du salon : un homme fatigué, les épaules voûtées par le poids des années et des espoirs déçus.
Le soir tombe. J’allume la radio pour briser le silence. Une chanson de Jean-Jacques Goldman passe, « Comme toi ». Les souvenirs affluent : les dimanches passés à bricoler avec Antoine, les vacances à La Rochelle, les promesses murmurées au téléphone depuis l’étranger : « Un jour, on sera tous réunis… »
J’entends la porte du jardin claquer. Mon voisin, Gérard, passe la tête par-dessus la haie.
— Alors, ils sont repartis ?
— Oui… Ils préfèrent la ville.
— C’est comme ça maintenant… Les jeunes veulent tout, tout de suite. On ne peut pas leur en vouloir.
Je hausse les épaules. Gérard me propose un verre chez lui. Je refuse poliment.
La nuit tombe sur la campagne bourguignonne. Les étoiles brillent au-dessus du toit que j’ai tant rêvé de voir abriter ma famille. Je me demande si j’ai eu tort d’espérer autant. Si j’ai sacrifié mes plus belles années pour un rêve qui n’appartenait qu’à moi.
Je repense à cette phrase de ma mère : « On ne construit pas un foyer avec des briques et du ciment, mais avec des cœurs qui battent ensemble. »
Je me lève et ouvre grand les fenêtres. L’air frais me saisit. Je respire profondément.
Peut-être qu’il faut apprendre à laisser partir ceux qu’on aime. Peut-être que le vrai courage, c’est d’accepter que nos enfants aient leurs propres rêves.
Mais alors… qu’est-ce que ça veut dire, « être chez soi » ? Est-ce un lieu ou une présence ? Un souvenir ou une promesse ?
Et vous… avez-vous déjà eu l’impression que vos rêves n’étaient pas partagés par ceux que vous aimez ?