Les frontières du cœur : Histoire d’une mère à Saint-Denis
« Tu vas encore lui donner de l’argent ? » La voix de ma fille, Camille, résonne dans la cuisine exiguë de notre appartement à Saint-Denis. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Antoine n’est pas encore rentré. Il a trente ans, mais il erre dehors comme un adolescent perdu, cherchant du travail, cherchant sa place, cherchant… je ne sais même plus quoi.
Je me souviens du jour où tout a basculé. Antoine avait perdu son emploi d’électricien. Il est revenu à la maison, les épaules basses, les yeux fuyants. « Maman, je peux rester ici quelques semaines ? Juste le temps de me retourner. » J’ai dit oui, bien sûr. Comment refuser à son fils ? Mais les semaines sont devenues des mois, puis des années. Chaque matin, je guettais le bruit de ses pas dans le couloir, espérant qu’il parte à un entretien, qu’il reprenne goût à la vie. Mais il restait là, enfermé dans sa chambre, à jouer sur son téléphone ou à dormir jusqu’à midi.
Camille me reproche de l’assister. « Tu l’empêches de grandir ! » Elle a peut-être raison. Mais comment faire autrement ? Je suis mère avant tout. Mon mari, Jean-Luc, s’est peu à peu éloigné de nous deux. Il rentre tard du travail, mange en silence et s’enferme dans le salon devant la télé. Parfois, je surprends son regard plein de reproches.
Un soir d’hiver, alors que la pluie martelait les vitres du salon, Antoine est rentré plus tard que d’habitude. Il avait les yeux rouges et sentait l’alcool. « J’ai besoin d’argent, maman… Juste pour finir le mois. » J’ai fouillé dans mon sac et lui ai tendu un billet de vingt euros. Jean-Luc a claqué la porte derrière lui sans un mot.
Les disputes sont devenues notre quotidien. Camille m’a menacée : « Si tu continues comme ça, tu vas perdre tout le monde ! » Mais comment choisir entre mon fils et le reste de ma famille ? Le quartier n’aide pas : ici, tout le monde connaît tout le monde. Les voisins murmurent dans l’ascenseur : « Encore ce grand garçon qui ne travaille pas… »
Un jour, j’ai surpris Antoine en train de fouiller dans mon portefeuille. Il a nié, puis il a pleuré. J’ai pleuré aussi. Je me suis sentie trahie et coupable à la fois. Le lendemain, Camille a refusé de venir dîner. Jean-Luc m’a dit : « Tu dois poser des limites, Claire. Sinon tu vas t’effondrer. »
Mais comment poser des limites à son propre enfant ? Je me suis rappelée ma propre mère, qui disait toujours : « L’amour d’une mère n’a pas de prix… mais il a des limites. » Je n’ai jamais compris cette phrase jusqu’à aujourd’hui.
Le mois dernier, j’ai reçu une lettre de relance pour le loyer. J’ai caché la lettre sous une pile de factures impayées. Je n’ose plus ouvrir la boîte aux lettres. Chaque euro compte ici ; chaque dépense est une angoisse.
Un soir, alors que je préparais une soupe pour Antoine, il est entré dans la cuisine :
— Maman… Je crois que j’ai besoin d’aide.
J’ai posé la louche et je l’ai regardé dans les yeux pour la première fois depuis longtemps.
— De quelle aide tu parles ?
— Je crois que je ne vais pas y arriver tout seul…
Ce fut comme un coup de tonnerre dans mon cœur. Pour la première fois, il reconnaissait sa détresse. J’ai appelé un centre social le lendemain. On nous a proposé un accompagnement psychologique et une aide pour retrouver un emploi.
Camille est revenue dîner ce soir-là. Elle m’a serrée fort dans ses bras :
— Tu as fait ce qu’il fallait, maman.
Jean-Luc a souri timidement en débarrassant la table.
Mais rien n’est simple. Antoine rechute parfois ; il s’énerve contre moi ou s’enferme dans le silence. Parfois je me demande si j’ai raté quelque chose en tant que mère. Est-ce ma faute s’il n’arrive pas à s’en sortir ?
La nuit, je me tourne et me retourne dans mon lit en pensant à toutes ces années passées à essayer de sauver mon fils sans jamais penser à moi-même.
Aujourd’hui encore, alors que j’écris ces lignes sur un vieux cahier posé sur la table de la cuisine, je me demande : jusqu’où doit aller l’amour d’une mère ? À quel moment doit-on penser à soi pour ne pas sombrer avec ceux qu’on aime ?