Le Silence de mon Fils : Chronique d’un Cœur Brisé

« Thomas ! » Ma voix s’est brisée dans l’air saturé de cris d’enfants et de klaxons. Il s’est retourné, un instant, ses yeux croisant les miens. Puis il a détourné la tête, feignant de ne pas me reconnaître. Mon cœur s’est serré si fort que j’ai cru m’effondrer sur le banc du square Léon-Blum.

Je suis restée là, figée, le sac de courses à mes pieds, les mains tremblantes. Autour de moi, les familles riaient, les couples se chamaillaient gentiment, mais moi, j’étais seule. Seule face à mon fils qui m’effaçait de sa vie comme on efface une tache sur une nappe blanche.

Je me souviens encore du jour où son père, Philippe, nous a quittés. Thomas n’avait que six ans. J’ai tout fait pour qu’il ne manque de rien : trois boulots à la fois, des nuits blanches à préparer ses goûters d’anniversaire, des heures passées à l’aider pour ses devoirs alors que je n’avais plus la force de tenir debout. Je me suis privée de tout pour qu’il ait ce dont il rêvait : un vélo rouge à Noël, des baskets à la mode, des livres pour nourrir son esprit curieux.

Mais aujourd’hui, il marche à côté d’une jeune femme blonde – Camille, je crois – et il rit. Il rit comme si je n’existais pas. Je me demande ce que j’ai raté. Est-ce parce que je n’ai pas su lui offrir une famille « normale » ? Parce que je criais parfois, épuisée par la fatigue et l’angoisse de ne pas joindre les deux bouts ?

Un jour, il y a deux ans, il m’a lancé : « Tu ne comprends rien à ma vie ! » Je l’ai regardé, désemparée. Comment pouvait-il penser ça ? J’ai tout donné pour lui. Mais il a claqué la porte et n’est revenu que pour prendre ses affaires. Depuis, silence radio. Juste quelques textos polis à Noël ou pour mon anniversaire : « Bonne fête maman ». Rien de plus.

Je me suis souvent demandé si c’était moi le problème. Ma sœur, Hélène, me répète : « Tu as été trop présente, Barbara. Tu l’as étouffé. » Mais comment faire autrement quand on élève un enfant seule dans une ville aussi dure que Paris ?

Ce soir-là, en rentrant chez moi dans mon petit appartement du 18e arrondissement, j’ai croisé Madame Dupuis sur le palier. Elle m’a souri tristement : « Toujours pas de nouvelles de Thomas ? » J’ai secoué la tête. Elle a posé une main sur mon bras : « Les enfants… ils oublient parfois tout ce qu’on a fait pour eux. Mais ils reviennent toujours. »

Mais est-ce vrai ? Je repense à toutes ces années où j’ai refusé des sorties avec des amis pour rester avec lui, où j’ai économisé sou par sou pour lui payer ses études à la Sorbonne. Et aujourd’hui, il me fuit comme si j’étais une étrangère.

Le lendemain matin, j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai écrit :

« Thomas,
Je t’ai vu hier au parc. J’aurais aimé te parler. Tu me manques terriblement. Je ne comprends pas ce qui s’est passé entre nous. Si tu veux bien qu’on se voie autour d’un café… Je t’aime.
Maman »

Pas de réponse.

Les jours passent et chaque silence est une gifle. Je croise parfois des mères au marché qui se plaignent que leurs enfants ne les appellent pas assez souvent. Moi, je donnerais tout pour entendre sa voix ne serait-ce qu’une minute.

Un soir, alors que je rangeais une vieille boîte à souvenirs, je suis tombée sur un dessin qu’il m’avait offert pour la fête des mères : « Je t’aime maman ». Les larmes ont coulé sans que je puisse les arrêter.

J’ai repensé à cette scène au parc. Peut-être avait-il honte de moi ? De ma tenue simple, de mes rides prématurées ? Ou bien est-ce cette rancœur sourde qu’il traîne depuis l’adolescence ?

Un dimanche matin, Hélène est venue me voir avec ses deux enfants. Elle a tenté de me rassurer :
— Il reviendra, tu verras.
— Et s’il ne revient jamais ? ai-je murmuré.
Elle a haussé les épaules :
— Tu as fait ce que tu as pu. On ne peut pas forcer l’amour.

Mais comment accepter cela ? Comment vivre avec ce vide immense ?

J’ai commencé à écrire chaque soir dans un carnet : mes peurs, mes regrets, mes souvenirs heureux avec Thomas. Parfois j’imagine qu’il lira ces pages un jour et comprendra tout l’amour que j’ai mis dans chacun de mes gestes.

Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres et que Paris semblait engloutie sous la grisaille, j’ai reçu un message :
« Je suis désolé maman. J’ai besoin de temps. »

C’était peu, mais c’était déjà beaucoup. J’ai relu ces mots cent fois.

Aujourd’hui encore, je marche souvent dans ce parc où il m’a ignorée. Je regarde les familles et je me demande : qu’est-ce qui fait qu’un enfant rejette celle qui l’a tant aimé ? Est-ce la société qui nous pousse à croire que l’amour maternel est acquis ? Ou bien avons-nous tous nos blessures secrètes qui finissent par nous éloigner ?

Je vous pose la question : Peut-on vraiment aimer trop fort ? Et si l’amour d’une mère ne suffit pas… alors qu’est-ce qui tient une famille ensemble ?