Le silence de l’anniversaire : Chronique d’une mère oubliée
« Tu ne viens pas, maman. C’est mieux comme ça. » La voix de Marika, froide, presque étrangère, résonne encore dans ma tête. Je suis assise sur le bord de mon lit, les mains tremblantes autour de mon téléphone. Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Vingt-huit ans déjà. Je me souviens encore du jour où je l’ai tenue pour la première fois dans mes bras, à la maternité de Dijon. Elle avait les yeux fermés, mais déjà ce petit froncement de sourcils qui voulait tout dire.
Mais aujourd’hui, je ne suis pas invitée. Je sais pourquoi. Son mari, Jérôme, ne m’a jamais supportée. Trop envahissante, trop présente, trop… mère, sans doute. Depuis qu’ils se sont installés à Lyon, je sens la distance grandir entre nous. Trois ans déjà que je ne travaille plus – licenciement économique à l’usine textile – et depuis, je vis avec une pension de réversion qui ne suffit même pas à payer le chauffage en hiver. Je n’ai plus que Marika. Enfin… c’est ce que je croyais.
Je me lève péniblement et j’ouvre la fenêtre. Le printemps s’installe doucement sur la ville, les magnolias fleurissent dans la cour de l’immeuble. Les rires des enfants montent jusqu’à moi. J’imagine Marika soufflant ses bougies, entourée de ses amis, de sa belle-famille. Peut-être même que sa belle-mère, Madame Lefèvre – toujours impeccable avec ses tailleurs Chanel et son parfum trop fort – sera là pour lui offrir un collier en or. Moi, je n’ai qu’une écharpe tricotée à la main à lui offrir. Mais elle n’en veut pas.
Je repense à notre dernière dispute. C’était il y a deux mois. Elle m’avait appelée pour me dire qu’elle était fatiguée, qu’elle avait trop de travail à l’hôpital. Je lui avais proposé de venir l’aider à faire le ménage ou les courses. Elle avait soupiré :
— Maman, tu ne comprends pas… J’ai besoin d’espace. Jérôme trouve que tu es trop présente.
— Mais je veux juste t’aider !
— Ce n’est pas ce dont j’ai besoin.
Depuis ce jour-là, silence radio. Pas un message, pas un appel. J’ai essayé d’envoyer une carte pour son anniversaire, mais elle m’a été retournée : « Destinataire inconnu ». J’ai pleuré toute la nuit.
Je me demande où j’ai échoué. Après la mort de Paul, mon mari, j’ai tout fait pour que Marika ne manque de rien. Je me suis privée de tout : vacances, sorties, même des vêtements neufs. Je travaillais jour et nuit à l’usine pour payer ses études. Elle était si brillante ! Toujours première de la classe, respectueuse avec tout le monde. Les professeurs disaient : « Madame Martin, votre fille est un exemple ! »
Mais aujourd’hui… Aujourd’hui je suis seule dans ce petit appartement HLM du quartier des Grésilles. Les voisins me saluent poliment mais personne ne s’arrête vraiment pour parler. Je passe mes journées à regarder la télévision ou à tricoter des écharpes que personne ne porte.
Ce matin-là, j’ai croisé Madame Dupuis sur le palier.
— Alors Françoise, vous allez chez votre fille pour son anniversaire ?
J’ai senti mes joues rougir.
— Non… elle a déjà beaucoup de monde.
Elle a hoché la tête avec compassion mais je voyais bien qu’elle comprenait.
Je repense à tous ces moments partagés avec Marika : les goûters improvisés après l’école, les promenades au parc Darcy, les soirées passées à réviser ensemble ses contrôles de maths… Où est passée cette complicité ? Est-ce moi qui ai trop voulu la protéger ? Ai-je été trop possessive ?
Le soir venu, je décide d’appeler une dernière fois. La sonnerie retentit longtemps avant que Jérôme ne décroche.
— Allô ?
— Bonsoir Jérôme… C’est Françoise. Je voulais juste souhaiter un bon anniversaire à Marika.
Un silence gênant s’installe.
— Elle est occupée avec ses invités. On vous rappellera.
Il raccroche sans attendre ma réponse.
Je m’effondre sur le canapé en sanglotant. Je sens une colère sourde monter en moi : contre Jérôme, contre Marika… mais surtout contre moi-même. Pourquoi suis-je devenue cette femme invisible ?
Le lendemain matin, je reçois un message : « Maman, arrête s’il te plaît. J’ai besoin de temps pour moi. »
Je relis ces mots cent fois. Je voudrais lui crier que je l’aime, que je n’ai jamais voulu l’étouffer… Mais je comprends aussi qu’elle a besoin de vivre sa vie sans moi.
Les jours passent et le vide s’installe. Je commence à écrire dans un carnet tout ce que je ressens : la douleur du rejet, la nostalgie des jours heureux, la peur de vieillir seule… Parfois j’imagine que Marika reviendra vers moi un jour, qu’elle comprendra combien une mère peut souffrir du silence de son enfant.
Un soir d’avril, alors que le soleil se couche sur les toits de Dijon, je me surprends à murmurer :
« Est-ce cela le destin des mères en France aujourd’hui ? Donner toute sa vie pour ses enfants et finir oubliée ? »
Et vous… pensez-vous qu’on puisse aimer trop fort au point d’étouffer ceux qu’on aime ?