Le silence de Camille : une mère face à l’absence

« Ne me cherche pas. Je dois vivre ma vie à ma façon. »

Je relis ce message pour la centième fois, assise sur le bord de mon lit, le téléphone serré dans la main. Il est 2h17 du matin, et comme chaque nuit depuis un an, je ne dors pas. Je scrute l’écran, espérant un miracle, une notification, un mot de Camille. Mais rien. Le silence.

Je m’appelle Sylvie. J’ai cinquante-trois ans et je vis seule dans notre appartement à Nantes, celui où j’ai élevé Camille, mon unique enfant. Son père, François, est parti quand elle avait trois ans. Depuis, c’était elle et moi contre le monde. Je croyais que rien ne pourrait jamais nous séparer.

Un soir d’automne, il y a un an, tout a basculé. Camille est rentrée plus tard que d’habitude. Elle avait ce regard fermé, celui qu’elle arborait quand elle voulait me tenir à distance. J’ai essayé de lui parler :

— Camille, tu vas bien ? Tu veux manger quelque chose ?

Elle a haussé les épaules sans me regarder.

— Laisse-moi tranquille, maman.

J’ai senti la colère monter en moi, mais aussi l’inquiétude. Depuis des semaines, elle semblait ailleurs. J’ai insisté :

— Tu sais que tu peux tout me dire…

Elle a explosé :

— Justement ! Tu veux toujours tout savoir, tout contrôler ! J’étouffe ici !

J’ai voulu la prendre dans mes bras, mais elle a reculé.

— Je pars demain. Je vais vivre chez Chloé pour un temps.

Chloé, sa meilleure amie, habitait à Rennes. J’ai tenté de la raisonner, de lui expliquer que ses études de droit venaient à peine de commencer ici, qu’elle ne pouvait pas tout plaquer comme ça. Mais elle n’a rien voulu entendre.

Le lendemain matin, elle était partie. Sur la table du salon, une lettre : « Maman, je t’aime mais j’ai besoin d’air. Ne me cherche pas. »

Depuis ce jour, plus rien. Un an de silence. Un an à me demander ce que j’ai fait de travers.

J’ai essayé de l’appeler au début. Dix fois par jour. Puis j’ai envoyé des messages : « Je t’aime », « Donne-moi juste un signe ». Rien. Un soir, elle m’a répondu : « Ne me cherche pas. Je dois vivre ma vie à ma façon. »

Je n’ai plus insisté.

Les gens autour de moi ne comprennent pas. Ma sœur Isabelle me répète :

— Elle reviendra, tu verras. Les jeunes ont besoin de se détacher.

Mais comment expliquer ce vide ? Ce sentiment d’avoir perdu une partie de moi-même ? Au travail, je fais semblant d’aller bien. Mais dès que je rentre chez moi, le silence m’écrase.

Parfois, je croise des jeunes femmes dans la rue qui lui ressemblent. Mon cœur s’emballe à chaque fois que je vois une silhouette familière au marché Talensac ou sur les quais de l’Erdre. Mais ce n’est jamais elle.

Un soir de décembre, alors que la ville s’illuminait pour Noël, j’ai croisé Chloé par hasard devant la FNAC. Mon cœur a bondi.

— Chloé ! Tu as des nouvelles de Camille ?

Elle a hésité avant de répondre :

— Elle va bien… Elle travaille dans un café à Rennes et prend des cours du soir.

— Pourquoi elle ne me parle plus ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

Chloé a baissé les yeux.

— Elle dit qu’elle avait besoin de couper… Qu’elle se sentait jugée…

J’ai senti les larmes monter.

— Mais je voulais juste son bien…

Chloé m’a serrée dans ses bras.

— Je sais… Mais parfois on a besoin d’apprendre par soi-même.

Je suis rentrée chez moi en pleurant toutes les larmes de mon corps.

Les mois ont passé. J’ai arrêté d’espérer chaque jour un message. Mais chaque matin, mon premier geste est de vérifier mon téléphone. Parfois j’écris des messages que je n’envoie jamais : « Tu me manques », « Je pense à toi », « Pardonne-moi si j’ai été trop présente »… Puis j’efface tout.

Un dimanche matin, alors que je rangeais la chambre de Camille — sa chambre restée intacte — j’ai trouvé son vieux carnet de dessins sous le lit. Des croquis de notre quartier, des portraits de moi en train de cuisiner… J’ai éclaté en sanglots en réalisant tout ce temps perdu à vouloir qu’elle suive le chemin que j’avais tracé pour elle.

Je repense à toutes ces disputes sur ses études, ses fréquentations, ses choix vestimentaires… Avais-je été trop dure ? Trop exigeante ? Ou simplement une mère inquiète qui voulait protéger son enfant du monde ?

Un soir d’été, alors que la ville vibrait sous la chaleur et les rires des terrasses, j’ai croisé François par hasard sur la place Royale. Il avait vieilli lui aussi.

— Tu as des nouvelles de Camille ?

Il a secoué la tête tristement.

— Non… Mais tu sais, Sylvie… On ne peut pas vivre à travers nos enfants.

Je l’ai regardé longuement.

— Mais comment on fait quand ils ne veulent plus de nous ?

Il n’a pas su répondre.

Aujourd’hui encore, je vis avec cette absence comme une blessure ouverte. Je continue d’espérer qu’un jour Camille reviendra vers moi — ou au moins qu’elle me pardonnera d’avoir voulu trop bien faire.

Parfois je me demande : est-ce aimer trop fort qui fait fuir ceux qu’on aime ? Ou est-ce simplement le destin qui nous oblige à apprendre à lâcher prise ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour garder le lien avec votre enfant ?