Le poids du silence : l’histoire de Claire et de sa mère

« Tu pourrais au moins passer la voir, Paul ! » Ma voix tremble, mais je refuse de pleurer. Paul soupire à l’autre bout du fil, agacé. « J’ai pas le temps, Claire. Tu sais bien que mon boulot me prend tout. »

Je raccroche. Je reste là, dans la cuisine de notre appartement HLM à Montreuil, les mains crispées sur le téléphone. Maman est assise dans le salon, le regard perdu vers la fenêtre. Elle ne demande rien, comme d’habitude. Elle attend. Elle attend toujours Paul.

Depuis que papa est parti, j’ai appris à ne pas faire de bruit. J’étais la grande, celle qui devait comprendre. Paul avait trois ans de moins que moi, et maman disait toujours qu’il était « fragile ». Il pleurait pour un rien, avait peur du noir, refusait de dormir seul. Moi, je me taisais. Je faisais mes devoirs sans qu’on me le demande, je rangeais ma chambre, j’aidais à mettre la table. Maman disait : « Claire, tu es mon roc. » Mais elle ne le disait pas fort. Juste un murmure, comme si elle avait peur que Paul l’entende.

Les années ont passé. Paul a grandi, mais il est resté le centre de son univers. Quand il a raté son bac, maman a pris un congé pour l’aider à réviser. Quand il a eu sa première rupture amoureuse, elle a passé des nuits entières à lui tenir la main. Moi ? J’ai eu mon bac avec mention, j’ai trouvé un job d’été pour payer mes études. Maman était fière, mais discrètement. Pas de grandes effusions.

Aujourd’hui, maman vieillit. Elle a des douleurs aux genoux, elle oublie parfois où elle a posé ses lunettes. C’est moi qui fais les courses, qui l’emmène chez le médecin, qui gère les papiers administratifs. Paul habite à trente minutes en RER, mais il ne vient jamais. Il envoie un texto pour Noël ou la fête des mères, c’est tout.

Un soir d’hiver, alors que je prépare une soupe pour maman, elle me regarde avec ses yeux fatigués :
— Tu sais, Claire… Paul est très occupé en ce moment.
Je serre les dents.
— Moi aussi je travaille, maman. Mais je suis là.
Elle baisse la tête. Un silence lourd s’installe.

Je repense à toutes ces années où j’ai encaissé sans rien dire. À l’école primaire, quand j’ai eu une mauvaise note en maths et que maman m’a juste dit : « Tu feras mieux la prochaine fois », alors que Paul avait droit à des encouragements pour chaque petit effort. Au lycée, quand j’ai voulu partir en voyage scolaire à Rome et qu’elle a refusé parce qu’il fallait garder Paul qui avait la grippe.

Parfois, j’ai envie de crier : « Et moi alors ? Est-ce que tu m’as vue ? Est-ce que tu m’as aimée autant ? » Mais je me tais. Je suis celle qui gère.

Un dimanche matin, Paul débarque sans prévenir. Il entre dans le salon comme une tornade.
— Maman ! Faut que tu m’aides à remplir un dossier pour mon boulot !
Je le regarde, incrédule.
— Tu pourrais au moins dire bonjour…
Il m’ignore et s’assoit près de maman.
— T’as vu comme il est stressé ? me dit-elle plus tard en chuchotant.
Je sens la colère monter.
— Et moi alors ? Je ne compte pas ?
Maman me regarde enfin vraiment.
— Tu es forte, Claire… Tu n’as pas besoin d’aide.

Cette phrase me transperce comme une lame froide. Je sors sur le balcon pour respirer. Le ciel est gris sur Montreuil. Je pense à toutes ces femmes comme moi qui portent leur famille sans jamais se plaindre, parce qu’on leur a appris que c’était leur rôle.

Le soir même, je décide d’écrire une lettre à Paul :
« Cher frère,
Je t’en veux. Pas seulement parce que tu n’es jamais là pour maman, mais parce que tu ne vois pas tout ce que je fais pour elle – et pour toi aussi. J’aimerais que tu comprennes ce que ça fait d’être toujours celle qui s’efface… »

Je ne lui enverrai jamais cette lettre. Mais l’écrire me fait du bien.

Quelques semaines plus tard, maman tombe malade. Rien de grave – une grippe – mais elle est clouée au lit pendant plusieurs jours. Je prends des jours de congé pour rester avec elle. Paul promet de passer… Il ne viendra pas.

Un soir où je suis épuisée, maman me prend la main.
— Je suis désolée de t’avoir tout laissé sur les épaules…
Pour la première fois depuis longtemps, je pleure devant elle.
— J’aurais aimé que tu me voies vraiment…
Elle me serre fort contre elle.

Aujourd’hui encore, rien n’a vraiment changé. Paul reste le fils prodigue absent ; maman continue d’espérer ses visites. Mais moi, j’ai compris une chose : il faut parfois cesser d’être forte pour exister vraiment.

Est-ce qu’on peut aimer sans compter jusqu’à s’oublier soi-même ? Et vous, avez-vous déjà été l’enfant invisible dans votre famille ?