Le père qui mangeait de la soupe pour que son fils ait du foie gras : Histoire d’un sacrifice silencieux

— Tu manges encore cette soupe, papa ? Tu sais, tu pourrais te permettre mieux maintenant…

La voix de Julien résonne dans la petite cuisine de mon appartement HLM à Montreuil. Je baisse les yeux sur mon bol de soupe aux poireaux, la même recette que je prépare depuis des années. Je souris, un peu gêné, mais je ne réponds pas tout de suite. Il ne sait pas, il ne saura jamais vraiment. Toute ma vie, j’ai mangé simple, parfois même trop simple, pour qu’il ait ce que je n’ai jamais eu : le choix, le confort, la liberté.

Quand il était petit, je me souviens de ses yeux brillants devant le rayon boucherie du supermarché. Il voulait du steak, du vrai, comme ses copains. Moi, je comptais les centimes dans ma poche. Alors je prenais pour moi des œufs, des pommes de terre, et pour lui, un morceau de viande. Je rentrais à la maison, je faisais semblant d’avoir déjà mangé au travail. Sa mère, Claire, me lançait parfois un regard triste, mais elle comprenait. On voulait tous les deux qu’il ait mieux que nous.

Les années ont passé. J’ai travaillé comme chauffeur de bus à la RATP, des horaires impossibles, des réveils à 4h du matin, des nuits blanches à cause du bruit des voisins ou de l’inquiétude pour la fin du mois. Mais Julien, lui, il a eu ses études, ses vacances scolaires, ses baskets neuves. Je me souviens de la première fois où il a ramené un bulletin avec « Très bien » en maths. J’ai pleuré dans la salle de bains, en silence, de fierté et de fatigue.

Mais aujourd’hui, il est là, devant moi, costume bien taillé, téléphone dernier cri posé sur la table. Il travaille dans une grande boîte à La Défense, il gagne bien sa vie. Il m’invite parfois au restaurant, mais je refuse souvent. Je ne sais pas quoi dire, je ne sais plus comment être son père. Il me parle de ses projets d’achat d’appartement, de ses voyages à Lisbonne ou à Berlin. Moi, je parle de la météo ou du prix du gaz.

— Papa, tu pourrais te faire plaisir maintenant. Tu as tout donné pour moi…

Je sens sa gêne, son envie de bien faire. Mais il ne comprend pas que le plaisir, pour moi, c’était de le voir heureux, lui. Pourtant, au fond de moi, une petite voix me murmure : « Et toi ? Qu’as-tu fait de ta vie ? »

Claire est partie il y a dix ans. Le cancer l’a emportée en six mois. Depuis, l’appartement est trop grand, trop vide. Les photos de famille jaunissent sur le buffet. Parfois, je parle tout seul en faisant la vaisselle. Je repense à nos vacances à Saint-Malo, à la mer froide et aux crêpes au sucre que Julien adorait.

Un soir d’hiver, alors que la pluie frappe les vitres et que la télé grésille dans le salon, Julien m’appelle.

— Papa, j’ai une nouvelle à t’annoncer… Je vais être papa.

Mon cœur s’arrête une seconde. Je devrais être fou de joie. Mais au lieu de ça, une vague de tristesse m’envahit. Je pense à tout ce que j’ai raté : les sorties entre amis que j’ai refusées pour économiser, les livres que je n’ai jamais lus, les rêves que j’ai laissés mourir. Je me demande si tout ce sacrifice en valait la peine.

— Tu es content ?

Sa voix tremble un peu. Je sens qu’il attend quelque chose de moi, une reconnaissance, une bénédiction. Je souris, mais mes yeux se mouillent.

— Bien sûr, mon fils. Je suis fier de toi.

Mais au fond, je suis fatigué. Fatigué d’avoir toujours mis les autres avant moi. Fatigué de cette solitude qui me colle à la peau. Je me demande si Julien comprendra un jour ce que c’est que de s’oublier pour quelqu’un d’autre.

Quelques semaines plus tard, il vient dîner avec sa compagne, Élodie. Elle est gentille, souriante, mais je sens qu’elle ne sait pas trop quoi me dire. On parle du bébé à venir, des prénoms possibles. Je propose « Claire », en hommage à sa mère. Julien sourit poliment mais change vite de sujet.

Après leur départ, je reste seul dans la cuisine. Je regarde la table encore dressée, les miettes de pain, les verres à moitié pleins. Je pense à tout ce que j’ai donné, à tout ce que j’ai perdu. Je me demande si j’ai transmis autre chose à mon fils que le goût du confort et de la réussite. Est-ce qu’il sait aimer ? Est-ce qu’il saura se sacrifier pour son enfant ? Ou bien ai-je simplement créé un fossé entre nous ?

Le lendemain matin, je vais au marché. J’achète un petit morceau de foie gras. Pour une fois, je veux me faire plaisir. Je rentre chez moi, je mets la radio sur France Inter, j’ouvre une bouteille de vin rouge. Je mange lentement, en pensant à Claire, à Julien enfant, à la vie qui passe.

Est-ce que j’ai eu raison de tout sacrifier pour lui ? Est-ce que l’amour d’un père se mesure au nombre de privations ou à la capacité de transmettre le bonheur ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?