Le jour où j’ai fermé la porte à ma mère
« Va-t’en ! Je veux pas te voir ! »
Ma voix, aiguë et tremblante, résonne encore dans le couloir de notre appartement HLM à Saint-Denis. J’avais six ans. Ma mère, Sylvie, se tenait devant moi, les bras ballants, son sac élimé pendu à l’épaule. Derrière elle, la pluie battait le bitume et dessinait des rivières sales sur ses joues. Mon père, Bernard, me tenait par l’épaule, sa main lourde et ferme. Il ne disait rien, mais son regard me brûlait la nuque : il attendait que je fasse ce qu’il fallait.
Je n’avais pas vu ma mère depuis deux ans. Elle était partie un matin, sans prévenir. On m’avait dit qu’elle était « malade », qu’elle avait « besoin de temps ». Mais dans les mots chuchotés des adultes, j’avais compris qu’il y avait autre chose : des disputes, des cris la nuit, des portes qui claquent. Mon père disait qu’elle nous avait abandonnés. Ma grand-mère maternelle murmurait que c’était lui qui l’avait poussée dehors.
Ce jour-là, Sylvie est revenue. Elle avait l’air plus vieille, plus fatiguée. Ses yeux cherchaient les miens avec une détresse animale. « Léa… ma chérie… tu veux bien me parler ? »
J’ai senti la colère monter en moi. Pourquoi maintenant ? Pourquoi revenir alors que j’avais appris à vivre sans elle ? J’ai serré la main de mon père plus fort. « Va-t’en ! Je veux pas te voir ! »
Elle a reculé d’un pas, comme si mes mots l’avaient frappée en plein ventre. Elle a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son n’est sorti. Puis elle a tourné les talons et s’est engouffrée dans la pluie.
Mon père a fermé la porte d’un geste sec. Il m’a pris dans ses bras, maladroitement. « T’as bien fait, ma grande. On n’a pas besoin d’elle. » Mais son étreinte était froide, mécanique.
Les années ont passé. J’ai grandi avec cette scène gravée dans ma mémoire comme une brûlure. À l’école, je disais que ma mère était morte. C’était plus simple que d’expliquer l’absence, le vide. Les autres enfants ne comprenaient pas pourquoi je ne parlais jamais d’elle.
À l’adolescence, la colère s’est transformée en honte. Je fouillais les tiroirs de mon père à la recherche de lettres ou de photos de Sylvie. Je n’ai jamais rien trouvé. Un jour, j’ai surpris une conversation entre mon père et ma tante :
— Tu crois qu’elle reviendra un jour ?
— Elle a essayé… mais Léa ne veut pas la voir.
J’ai compris alors que c’était moi qui avais fermé la porte pour toujours.
À vingt-cinq ans, je suis devenue mère à mon tour. Ma fille s’appelle Camille. Le jour où je l’ai tenue dans mes bras pour la première fois, j’ai été submergée par une vague d’amour et de peur. Comment avait-on pu m’abandonner ? Comment avais-je pu rejeter celle qui m’avait donné la vie ?
Mon mari, Julien, voyait bien que quelque chose clochait. Un soir d’hiver, alors que Camille dormait paisiblement dans son berceau, il m’a prise dans ses bras :
— Léa… tu veux m’en parler ?
J’ai tout déballé : la porte claquée, le regard de mon père, le silence qui avait suivi. Julien a écouté sans m’interrompre.
— Tu étais une enfant… Tu n’avais pas à porter ce poids.
Mais la culpabilité ne me quittait pas. J’ai commencé à faire des cauchemars : je voyais ma mère sous la pluie, frappant à une porte qui ne s’ouvrait jamais.
Un dimanche matin, alors que je promenais Camille au parc de la Villette, j’ai croisé une femme aux cheveux gris qui lisait sur un banc. Son visage m’a semblé familier. Mon cœur s’est emballé : et si c’était elle ?
Je me suis approchée timidement.
— Excusez-moi… Vous vous appelez Sylvie ?
La femme a levé les yeux vers moi. Ce n’était pas elle. Mais ce moment m’a bouleversée : j’ai compris que je cherchais ma mère partout.
J’ai décidé d’en parler à mon père. Nous étions assis dans sa cuisine exiguë, le café fumant entre nous.
— Papa… pourquoi maman est vraiment partie ?
Il a détourné les yeux.
— C’était compliqué… On s’aimait plus comme avant. Elle était malheureuse ici.
— Tu lui as interdit de revenir ?
Il a soupiré longuement.
— Je voulais te protéger… Mais peut-être que j’ai eu tort.
Pour la première fois, j’ai vu mon père pleurer.
J’ai contacté ma tante maternelle pour retrouver la trace de Sylvie. Elle m’a donné une adresse à Nantes. J’ai hésité des semaines avant d’écrire une lettre.
« Maman,
Je ne sais pas si tu veux encore entendre parler de moi. Je voudrais comprendre… et peut-être te revoir un jour.
Léa »
J’ai posté la lettre en tremblant.
Les semaines ont passé sans réponse. Puis un matin d’avril, une enveloppe est arrivée. L’écriture était tremblante mais reconnaissable :
« Ma Léa,
Je t’ai attendue chaque jour devant cette porte fermée. Je comprends ta colère et ta douleur. J’espère qu’un jour tu pourras me pardonner.
Je t’aime toujours.
Maman »
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en lisant ces mots.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’aurai le courage d’aller jusqu’à Nantes. Mais je sais que je ne suis plus seule avec ce secret.
Est-ce qu’on peut vraiment réparer le passé ? Peut-on pardonner à ceux qui nous ont blessés… ou à soi-même ?