Le dernier étreinte sur les rives de la Loire : Les mots de mon frère qui résonnent à jamais

« Léa, attends-moi ! »

La voix d’Émile fend l’air, aiguë, pleine de vie. Je me retourne, essoufflée, les pieds enfoncés dans le sable humide de la Loire. Le soleil de juin tape fort sur nos têtes, et l’eau scintille, invitante. Nous avons douze et quatorze ans, l’insouciance collée à la peau, persuadés que rien ne peut nous arriver. Pourtant, ce jour-là, tout bascule.

« Tu triches ! » crie-t-il en riant, tentant de me rattraper. Je m’élance plus loin sur la berge, mes sandales glissant sur les galets. Notre mère, assise un peu plus loin sous un vieux saule, nous surveille d’un œil distrait tout en feuilletant un magazine. Mon père n’est pas là – il travaille encore à l’usine de Tours, comme toujours.

Émile s’approche trop près du bord. Je le vois perdre l’équilibre, ses bras battant l’air. « Fais attention ! » je hurle, mais il est déjà trop tard. Il tombe dans l’eau, un cri étouffé s’échappe de sa gorge. Je cours vers lui, paniquée.

« Léa ! »

Son visage disparaît sous la surface. Je plonge sans réfléchir. L’eau est glacée, trouble. Je sens ses doigts agripper mon poignet, désespérés. Il tousse, avale de l’eau. « Je… j’ai peur… » souffle-t-il entre deux sanglots. Je tente de le tirer vers la rive, mais il est trop lourd pour moi.

« Tiens bon ! »

J’entends au loin la voix de maman qui crie nos prénoms. Tout se brouille : l’eau, le soleil, les cris. Je sens Émile glisser entre mes mains. Il me regarde une dernière fois, ses yeux remplis de terreur et d’amour mêlés.

« Léa… promets-moi… que tu ne m’oublieras pas… »

Puis il disparaît.

On m’a repêchée quelques minutes plus tard, tremblante, hurlant son nom. Les pompiers sont arrivés trop tard pour lui. Ma mère s’est effondrée sur la berge, inconsolable. Mon père est arrivé en courant, le visage décomposé par la douleur et la colère.

Les jours qui ont suivi n’étaient qu’un long cauchemar éveillé. À la maison, le silence était devenu insupportable. Ma mère ne parlait plus ; elle errait dans les couloirs comme une ombre. Mon père m’évitait du regard. Un soir, il a explosé :

« Pourquoi tu ne l’as pas sauvé ?! Tu étais là ! »

Je suis restée muette, incapable de répondre. La culpabilité me rongeait déjà de l’intérieur. J’ai revu mille fois la scène dans ma tête : aurais-je pu faire plus ? Aurais-je dû appeler à l’aide plus tôt ?

À l’école, les regards des autres enfants me brûlaient. Certains chuchotaient dans mon dos : « C’est elle qui était avec lui… » Même mes amis se sont éloignés peu à peu. Je me suis enfermée dans ma chambre, refusant de sortir ou de parler à qui que ce soit.

Un soir d’automne, j’ai surpris une conversation entre mes parents dans le salon :

— Elle n’est plus la même depuis Émile…
— Et toi non plus ! Tu lui en veux alors qu’elle n’a que quatorze ans !
— Je n’arrive pas à lui pardonner…

Ces mots m’ont transpercée comme des couteaux. Comment pouvais-je me pardonner si même mon père ne le pouvait pas ?

Les mois ont passé. Ma mère a fini par reprendre son travail à la mairie du village. Mon père s’est enfermé dans le silence et les heures supplémentaires. Moi, je vivais avec le fantôme d’Émile à chaque instant.

Un matin d’hiver, j’ai trouvé dans sa chambre un carnet qu’il tenait en secret. Sur la dernière page, il avait écrit : « Léa est ma meilleure amie. Même quand elle gagne à cache-cache. » J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.

Ce carnet est devenu mon talisman. Petit à petit, j’ai recommencé à sortir, à parler avec ma mère. Un jour, j’ai osé demander à mon père :

— Papa… tu crois qu’Émile m’en veut ?

Il a détourné les yeux, puis m’a serrée contre lui pour la première fois depuis des mois.

— Non… Il t’aimait trop pour ça.

Aujourd’hui encore, chaque fois que je longe la Loire, je revois son sourire et j’entends ses derniers mots résonner en moi : « Promets-moi que tu ne m’oublieras pas… »

Mais comment oublier ? Comment vivre avec ce poids ? Est-ce que le temps finit vraiment par apaiser la douleur ou ne fait-il que l’enfouir plus profondément ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?