Le Dernier Été à Saint-Malo : Quand ma fille m’a demandé de partir
— Papa, il faut qu’on parle.
La voix de Sophie tremblait à peine, mais je sentais déjà la sentence tomber. Je me tenais debout dans le salon, la main posée sur la vieille commode en bois que j’avais réparée tant de fois. Le soleil de juin filtrait à travers les rideaux brodés par Marie, ma femme disparue il y a trois ans. Je savais ce qui allait suivre. Depuis des semaines, elle tournait autour du sujet comme un chat autour d’une assiette de lait.
— Tu ne peux plus rester ici tout seul, papa. Ce n’est plus possible…
Je me suis redressé, le cœur battant. J’ai senti la colère monter, mais aussi une peur sourde, celle qu’on ressent quand on sent la terre se dérober sous ses pieds.
— C’est chez moi ici ! J’ai tout construit avec ta mère. Tu veux que j’abandonne tout ça ?
Sophie a baissé les yeux. Derrière elle, j’entendais les rires étouffés de mes petits-enfants dans la chambre d’à côté. La maison n’était pas grande : deux chambres, une cuisine minuscule, et ce salon où chaque meuble racontait une histoire. Depuis que Sophie et sa famille étaient revenus vivre ici après la perte de son emploi à Rennes, nous étions quatre sous le même toit. Les tensions s’accumulaient comme la poussière sur les étagères.
— Papa, tu ne peux plus monter l’escalier sans t’arrêter. Tu oublies parfois d’éteindre le gaz. Et puis… tu sais bien qu’on manque de place.
J’ai serré les poings. Je savais qu’elle avait raison sur certains points. Mais comment lui expliquer que quitter cette maison, c’était perdre Marie une seconde fois ?
Le soir venu, je me suis assis sur le banc du jardin, là où Marie et moi partagions nos cafés du matin. Je me suis souvenu de ses rires, du parfum des roses qu’elle plantait chaque printemps. J’ai fermé les yeux et j’ai revu notre mariage à la mairie de Saint-Malo, nos vacances à Dinard, les Noëls passés à cuisiner tous ensemble…
Sophie est venue me rejoindre. Elle s’est assise à côté de moi sans un mot. Après un long silence, elle a posé sa main sur la mienne.
— Je ne veux pas te faire de mal, papa. Mais je n’en peux plus… Les enfants n’ont pas d’espace, Paul et moi on se dispute tout le temps… On a besoin d’air.
J’ai senti mes yeux s’embuer. J’aurais voulu lui dire que moi aussi j’étouffais parfois, mais pas à cause de l’espace. À cause du vide laissé par Marie, à cause de cette impression d’être devenu un fardeau.
Les jours suivants, l’ambiance est devenue électrique. Paul évitait mon regard, les enfants faisaient plus de bruit que d’habitude. Un soir, j’ai surpris Sophie en pleurs dans la cuisine.
— Tu crois que je suis un monstre ? a-t-elle murmuré quand elle m’a vu.
J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est reculée.
— Je fais ça pour toi aussi… Tu serais mieux entouré en maison de retraite. Tu pourrais te faire des amis, participer à des activités…
Mais comment lui expliquer que je n’avais pas besoin d’amis ? Que mes souvenirs me suffisaient ? Que je préférais la solitude à l’exil ?
Un matin, Sophie est arrivée avec une brochure : « Résidence Les Glycines – Un nouveau départ pour les seniors ». Les photos montraient des gens souriants jouant à la pétanque ou peignant des aquarelles. J’ai eu envie de hurler.
— Tu crois vraiment que c’est ça, ma vie maintenant ? Jouer au loto avec des inconnus ? Attendre que tu viennes me voir une fois par semaine ?
Elle a éclaté en sanglots.
— Je ne sais plus quoi faire ! Je t’aime papa mais je n’y arrive plus…
Cette nuit-là, j’ai mal dormi. J’ai repensé à mon père qui avait fini ses jours dans une maison médicalisée à Brest, loin de tout ce qu’il aimait. Je m’étais juré que jamais je ne finirais comme lui.
Le lendemain matin, j’ai pris une décision. J’ai attendu que Sophie soit seule dans la cuisine.
— Je vais essayer ta maison de retraite. Mais si je ne m’y plais pas… je veux pouvoir revenir ici.
Elle m’a regardé avec des yeux pleins d’espoir et de tristesse mêlés.
— Merci papa…
Quelques semaines plus tard, j’ai fait mes valises. J’ai embrassé chaque mur du regard, chaque photo accrochée dans le couloir. En montant dans la voiture de Paul, j’ai senti mon cœur se briser un peu plus.
À la résidence Les Glycines, tout était propre, ordonné… impersonnel. Les autres résidents semblaient résignés ou absents. On m’a montré ma chambre : un lit simple, une armoire en contreplaqué, une fenêtre donnant sur le parking.
Les jours ont passé lentement. J’ai essayé de participer aux activités mais rien n’y faisait : je n’étais pas chez moi. Les visites de Sophie se sont espacées ; elle était fatiguée par son nouveau travail et les enfants avaient leurs propres activités.
Un soir d’automne, alors que je regardais la pluie tomber sur le bitume gris du parking, j’ai compris que j’étais devenu invisible. Ni vraiment vivant ni vraiment mort.
Aujourd’hui encore, je me demande : fallait-il vraiment partir ? Était-ce égoïste de vouloir rester là où bat encore le cœur de ma vie passée ? Ou bien est-ce le monde qui va trop vite et qui oublie ceux qui l’ont bâti ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?