Le choix de Camille : Entre deux pères, un mariage brisé
« Tu ne comprends pas, papa, c’est lui qui a toujours été là. »
La voix de Camille tremblait, mais ses yeux restaient secs, déterminés. Nous étions assis face à face dans la cuisine, la lumière du matin dessinant des ombres sur la table. Je sentais mon cœur battre à tout rompre, comme si chaque mot qu’elle prononçait était un coup de poignard. Je n’aurais jamais imaginé que ma propre fille me dirait ça, pas après tout ce que nous avions traversé.
« Et moi alors ? » Ma voix s’est brisée. « Je ne compte plus ? »
Elle a détourné le regard, fixant la fenêtre. Dehors, le printemps s’annonçait, les cerisiers du jardin de ma mère en fleurs, mais dans cette pièce, il faisait un froid glacial. J’ai repensé à toutes ces années : les mercredis après-midi au parc, les devoirs de maths, les anniversaires où je faisais semblant de savoir faire des gâteaux. J’ai tout donné pour elle, même après le divorce avec Claire, même quand elle a refait sa vie avec François.
François. L’homme qui avait su, là où moi j’avais échoué, rester auprès d’elles tous les jours. Je ne pouvais pas nier qu’il avait été un beau-père exemplaire. Mais de là à me remplacer ?
« Ce n’est pas ça, papa… » Elle a soupiré. « Je t’aime, mais… François, il m’a vue grandir, il m’a soutenue quand tu n’étais pas là. »
Je me suis levé brusquement, la chaise raclant le carrelage. « Tu veux dire, quand je travaillais pour payer tes études ? Quand je faisais des allers-retours Paris-Lyon pour te voir un week-end sur deux ? »
Elle a serré les poings. « Je ne veux pas qu’on se dispute. Je veux juste que tu comprennes. »
Mais je ne comprenais pas. Ou plutôt, je refusais de comprendre. J’ai senti la colère monter, mêlée à une tristesse profonde. J’étais son père, son vrai père. Comment pouvait-elle m’effacer ainsi ?
La semaine suivante, j’ai reçu le faire-part officiel. Camille et Antoine se mariaient en juin, dans le petit village de Sancerre où elle avait passé ses vacances d’enfant. Tout était déjà organisé : la robe, la salle, le traiteur. Il ne manquait plus que le chèque que j’avais promis depuis des années. J’ai relu le message plusieurs fois : « Papa, pourrais-tu avancer les frais du mariage comme on en avait parlé ? »
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai passé des nuits blanches à ressasser la scène dans la cuisine, à me demander si j’étais un mauvais père. J’ai appelé mon frère, Luc, pour lui demander conseil.
« Tu sais, Richard, c’est dur, mais c’est sa vie. Peut-être qu’elle a besoin de ça pour se sentir entière. »
Mais moi, je voyais surtout l’injustice. J’ai pensé à mon propre père, qui n’avait jamais assisté à mon mariage parce qu’il était trop fier pour accepter le divorce de mes parents. Est-ce que j’étais en train de reproduire le même schéma ?
Finalement, j’ai écrit à Camille :
« Ma chérie, je t’aime plus que tout, mais je ne peux pas financer un mariage où je ne suis pas reconnu comme ton père. Je te souhaite tout le bonheur du monde, mais je ne peux pas faire semblant. »
Le silence a suivi. Un silence lourd, pesant, qui s’est étendu sur des semaines. Claire m’a appelé, furieuse :
« Tu vas vraiment priver ta fille de ce jour parce qu’elle a fait un choix qui te blesse ? Tu penses à elle ou à toi ? »
Je n’ai pas su quoi répondre. J’étais partagé entre la honte et la colère. J’ai croisé François au marché, un samedi matin. Il m’a salué timidement, mal à l’aise. J’ai vu dans ses yeux qu’il ne voulait pas prendre ma place, qu’il aurait préféré que Camille fasse un autre choix.
Le jour du mariage est arrivé. Je n’y suis pas allé. J’ai passé la journée à marcher dans Paris, à regarder les couples se promener main dans la main sur les quais de Seine. J’ai pensé à Camille, à sa robe blanche, à son sourire. J’ai pleuré comme un enfant.
Quelques semaines plus tard, elle m’a envoyé une photo : elle et François, bras dessus bras dessous, devant l’église. Elle m’a écrit : « J’aurais aimé que tu sois là. »
Depuis, on se parle peu. Je sens que quelque chose s’est brisé entre nous, quelque chose que je ne sais pas réparer. Est-ce que j’ai eu raison de tenir tête ? Est-ce que l’amour d’un père doit tout accepter, même l’effacement ?
Parfois, la nuit, je me demande : qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment pardonner à son enfant de choisir un autre père pour le plus beau jour de sa vie ?