Le choix d’Adeline : Héritage, amour et déchirures familiales

« Tu ne comprends donc pas, Maman ? Tu es en train de dresser mes fils l’un contre l’autre ! » La voix de ma fille, Claire, tremble de colère et de tristesse. Je reste là, debout dans la cuisine, les mains serrées sur la nappe à carreaux, le cœur battant trop fort. Je n’ai jamais voulu ça. Jamais. Mais comment lui expliquer que je voulais simplement aider Paul ?

Tout a commencé il y a six mois, un matin de janvier où la pluie battait contre les vitres de ma vieille maison de Tours. J’ai reçu une lettre de Paul, mon petit-fils aîné. Il étudie à Montréal depuis trois ans, brillant, courageux, le premier de la famille à partir si loin. Il m’écrivait qu’il avait du mal à joindre les deux bouts, que la solitude lui pesait, et qu’il rêvait de revenir en France pour finir ses études et s’installer ici. J’ai relu sa lettre des dizaines de fois, chaque mot me transperçait. J’ai pensé à cette maison où j’ai élevé Claire seule après la mort de son père, à tous ces souvenirs qui s’accrochent aux murs. Je voulais que Paul ait un vrai foyer, une chance de commencer sa vie adulte sans les galères que j’ai connues.

Alors j’ai pris ma décision : la maison serait pour lui. Je l’ai annoncé à Claire et à son mari lors d’un déjeuner dominical. Je croyais bien faire. Mais je n’avais pas prévu la réaction de mon petit-fils cadet, Louis.

« Et moi alors ? Je compte pour du beurre ? » Louis avait lancé ça d’un ton sec, sans lever les yeux de son assiette. Il n’a que vingt ans, il vit encore chez ses parents à Tours, il est moins expansif que Paul mais tout aussi intelligent. J’ai senti la tension monter dans la pièce, comme un orage prêt à éclater.

Depuis ce jour-là, rien n’est plus pareil. Claire m’en veut. Elle dit que je fais des différences entre ses fils, que je reproduis sans le vouloir ce que ma propre mère avait fait avec moi et ma sœur : toujours préférer l’aînée. Mais ce n’est pas vrai ! Je les aime tous les deux, différemment peut-être, mais tout aussi fort.

Les semaines ont passé et le malaise s’est installé. Louis ne vient plus me voir le dimanche. Il m’évite, répond à peine à mes messages. Claire est froide, distante. Même mon gendre, Étienne, qui d’habitude ne se mêle pas des histoires familiales, m’a prise à part un soir :

— Adeline, tu sais que tu fais du mal à Louis ? Il se sent rejeté.

Je me suis défendue comme j’ai pu :

— Ce n’est pas ça… Paul a besoin d’aide maintenant. Louis est encore jeune, il aura d’autres occasions…

Mais je voyais bien dans ses yeux qu’il ne comprenait pas.

Un soir d’avril, alors que je rangeais des photos dans le grenier, j’ai retrouvé un vieux carnet où j’avais noté tous les premiers mots de Claire, ses chagrins d’enfant quand elle se sentait moins aimée que sa sœur. J’ai pleuré en silence en réalisant que l’histoire se répétait malgré moi.

Paul est rentré en France début mai. Je l’attendais à la gare avec une boule au ventre. Il m’a serrée fort dans ses bras :

— Merci Mamie… Tu ne sais pas ce que ça représente pour moi.

Mais dès qu’il a franchi le seuil de la maison, j’ai vu le regard fermé de Louis qui traînait dans le couloir. Ils se sont salués du bout des lèvres. L’ambiance était glaciale.

Un soir où je préparais un gratin dauphinois pour toute la famille, Louis a éclaté :

— Pourquoi c’est toujours lui qui a tout ? Il part au Canada, tu lui écris toutes les semaines, tu lui offres la maison… Moi je suis là et tu ne me vois même pas !

J’ai voulu le prendre dans mes bras mais il s’est reculé.

— Ce n’est pas juste…

Claire est intervenue :

— Maman, tu dois comprendre ce que tu fais. Tu nous as toujours dit que la famille passait avant tout…

J’étais perdue. J’ai passé des nuits blanches à ressasser mes choix. J’ai pensé à vendre la maison et partager l’argent entre les deux frères. Mais Paul venait juste de s’installer, il avait déjà commencé à repeindre sa chambre…

Un dimanche matin, alors que je préparais le café sur la terrasse ensoleillée, Louis est venu s’asseoir en face de moi.

— Mamie… Je t’en veux mais je t’aime quand même.

Ses yeux brillaient de larmes retenues.

— J’aurais juste aimé que tu me demandes mon avis…

J’ai pris sa main dans la mienne.

— Pardon Louis… Je voulais bien faire mais j’ai tout gâché.

Il a haussé les épaules.

— Peut-être qu’on pourra trouver une solution… ensemble ?

Depuis ce jour-là, j’essaie de réparer ce qui peut l’être. J’organise des repas où chacun peut parler librement. J’écoute plus, je décide moins seule. Mais la blessure est là.

Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment aimer ses petits-enfants sans jamais faire de différence ? Est-ce qu’un héritage vaut la peine de briser une famille ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?