Le Cadeau de Trop : Quand l’Argent Devient le Juge d’un Couple
— Tu as acheté quoi, finalement, pour ta mère ?
La voix de Paul résonne dans la cuisine, sèche, presque tranchante. Je sursaute, la boîte de chocolats dans les mains. C’est la première fois depuis dix ans que c’est moi qui m’occupe du cadeau pour maman. Avant, c’était toujours lui : il choisissait, il payait, il emballait. Moi, je remerciais, je souriais, je faisais semblant de ne pas voir les factures.
Mais cette année, tout est différent. J’ai repris le travail à la mairie de Tours. Un mi-temps, certes, mais un salaire à moi. Un compte bancaire à mon nom. Et soudain, j’ai eu envie de faire ce geste toute seule. Offrir à maman un cadeau choisi par moi, payé par moi. Un parfum qu’elle adore, un foulard en soie — pas juste une boîte de chocolats en promo au supermarché.
Paul me regarde, les bras croisés. Il attend ma réponse comme on attend le verdict d’un procès.
— J’ai pris un parfum chez Nocibé. Et un foulard chez Monoprix. Je voulais lui faire plaisir…
Il hausse les sourcils, l’air de dire « tu te prends pour qui ? »
— Tu sais combien ça coûte tout ça ? On avait dit qu’on faisait attention ce mois-ci !
Je sens la colère monter. Depuis que j’ai repris le boulot, tout est sujet à discussion : les courses, les sorties, même les cadeaux pour ma propre mère. Avant, il décidait de tout. Maintenant que j’ai mon mot à dire, il ne supporte plus rien.
— Paul, c’est mon argent aussi ! Je travaille !
Il éclate de rire, amer :
— Ton argent ? Tu veux dire nos comptes ? Parce que je te rappelle que c’est moi qui paie le crédit de la maison !
Je serre les poings. J’ai envie de hurler. Pendant dix ans, j’ai élevé nos enfants, j’ai fait tourner la maison pendant que tu bossais tard tous les soirs. Et aujourd’hui, parce que je veux offrir un vrai cadeau à ma mère, tu me fais passer pour une égoïste ?
Le silence s’abat sur la cuisine. Les enfants sont dans leur chambre, mais ils entendent sûrement nos voix qui montent.
Je me souviens du jour où j’ai décidé de reprendre le travail. J’avais peur au début : peur de ne plus être à la hauteur à la maison, peur que Paul ne comprenne pas mon besoin d’exister autrement qu’en tant que mère et épouse. Mais j’étais fière aussi. Fière de rapporter un peu d’argent, de pouvoir payer mes propres vêtements sans avoir à demander.
Mais Paul… Paul n’a jamais vraiment accepté ce changement. Il dit qu’il est content pour moi, mais il surveille chaque dépense comme un huissier. Il fait des remarques sur mes horaires, sur les plats surgelés que j’achète parfois faute de temps. Et maintenant ça : le cadeau pour maman.
Le lendemain matin, il laisse traîner une feuille sur la table : un tableau Excel avec toutes nos dépenses du mois. En rouge, le parfum et le foulard.
— Tu vois bien qu’on ne peut pas se permettre ce genre de folie !
Je sens mes yeux piquer. Est-ce vraiment une folie d’offrir un beau cadeau à sa mère ? Est-ce une folie de vouloir exister un peu ?
Le soir même, je téléphone à ma sœur Claire.
— Il ne comprend rien… Il veut tout contrôler…
Elle soupire :
— Tu sais comment il est… Mais tu as raison de te battre. Ce n’est pas normal qu’il décide de tout sous prétexte qu’il gagne plus.
Je raccroche en pleurant. Je me sens seule. Même les enfants sentent la tension : Lucie me demande si papa et maman vont divorcer.
Un dimanche matin, alors que Paul lit son journal dans le salon, je prends mon courage à deux mains.
— Paul… On doit parler.
Il lève les yeux au ciel.
— Encore ?
— Oui, encore. Je ne veux plus qu’on vive comme ça. Je veux qu’on décide ensemble des dépenses importantes. Mais pour les cadeaux à ma mère ou mes petites envies, je veux être libre d’utiliser mon salaire sans avoir à me justifier.
Il se tait longtemps. Puis il murmure :
— J’ai peur… J’ai peur que tu n’aies plus besoin de moi.
Je reste sans voix. Derrière sa colère se cachait donc cette angoisse-là ?
— Ce n’est pas une question d’avoir besoin ou pas… C’est une question de respect.
Il hoche la tête lentement.
— Je vais essayer… Mais c’est dur pour moi.
Les semaines passent. On tâtonne. On se dispute encore parfois. Mais petit à petit, Paul lâche prise. Il accepte que je gère mon salaire comme je l’entends — du moins en partie.
Mais quelque chose s’est brisé entre nous. La confiance ? L’illusion d’une harmonie parfaite ? Ou simplement l’idée que l’amour suffit à tout régler ?
Parfois je me demande : est-ce que l’argent doit vraiment être le juge suprême dans un couple ? Est-ce qu’on peut aimer sans vouloir contrôler l’autre ? Et vous… qu’en pensez-vous ?