Le Barrage Bleu : Une Nuit Qui a Tout Changé

— Madame, vous ne pouvez pas passer ici !

La voix du policier résonne encore dans ma tête. Il était tard, presque minuit, et je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi, retrouver mon fils Hugo, seize ans, qui m’attendait sûrement devant la télé, comme chaque vendredi soir. Je travaille à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, les gardes de nuit sont longues, épuisantes, et ce soir-là, j’avais oublié mon téléphone dans mon casier. Je n’ai pas insisté devant le barrage ; j’ai contourné par la rue des Lilas, pestant contre ces contrôles qui n’en finissent plus depuis les derniers accidents dans notre quartier.

À peine arrivée devant notre immeuble à Montreuil, mon téléphone vibre frénétiquement. Trois appels manqués de « Maman » — c’est ainsi qu’Hugo s’amuse à se nommer dans mon répertoire — et un numéro inconnu. Mon cœur se serre. Je rappelle. Une voix grave me répond :

— Madame Laurent ? Ici le commissariat de Montreuil…

Je sens mes jambes fléchir. Le policier m’explique qu’un jeune garçon a été renversé boulevard Chanzy, juste là où j’ai vu les gyrophares. Il me demande si Hugo est rentré. Je bredouille que non, que je viens d’arriver. Il me dit de venir tout de suite à l’hôpital… à mon propre hôpital.

Je cours dans la nuit, chaque pas me rapproche de l’inconcevable. Les souvenirs affluent : Hugo sur son vélo rouge, son rire quand il me taquinait sur mes plats trop salés, ses disputes avec son père depuis notre séparation…

À l’accueil des urgences, je reconnais tout de suite le regard fuyant de mes collègues. Personne n’ose me regarder en face. Je comprends avant même qu’on me le dise. Mon fils est là, inconscient, branché à mille machines. Un médecin que je connais trop bien me prend la main :

— Claire… il a été opéré d’urgence. Son état est critique.

Je m’effondre. Je veux crier, hurler à l’injustice. Pourquoi lui ? Pourquoi ce soir ?

Les heures passent dans une brume épaisse. Mon ex-mari, François, arrive en trombe. Il me reproche de ne pas avoir surveillé Hugo, de travailler trop tard, de ne pas avoir vu les signes. Nous nous déchirons dans la salle d’attente, chacun cherchant un coupable pour apaiser sa douleur.

— Tu savais qu’il sortait le soir ! Tu aurais pu l’empêcher !
— Et toi ? Tu crois que c’est facile d’être seule à tout gérer ?

Les mots dépassent la pensée. La colère masque la peur.

Dans la chambre stérile, je parle à Hugo comme s’il pouvait m’entendre :

— Mon chéri… je suis là. Je t’en supplie, reviens-moi.

Je lui raconte nos souvenirs : ses premiers pas au parc des Buttes-Chaumont, ses matches de foot ratés mais joyeux avec les copains du collège Paul-Éluard, nos vacances à La Rochelle chez mamie Jeanne… Je lui promets d’être plus présente, de moins travailler, de l’écouter davantage.

Les jours suivants sont un supplice. Les médecins parlent d’un possible réveil… ou pas. Les amis d’Hugo défilent, déposent des dessins et des lettres sur son lit. Je découvre une facette de mon fils que j’ignorais : ses engagements pour l’environnement, ses rêves de devenir architecte pour « construire des villes plus humaines ».

Un soir, alors que je m’endors sur la chaise en plastique, j’entends une voix faible :

— Maman…

C’est lui. Il est là. Les larmes coulent sans que je puisse les retenir.

Mais la joie est de courte durée. Hugo ne bouge plus ses jambes. Les médecins parlent de séquelles irréversibles. Le choc est immense. François s’effondre à son tour ; il s’accuse d’avoir été un père absent depuis notre divorce.

Hugo refuse d’abord de voir ses amis. Il crie sa colère :

— Pourquoi moi ? J’avais rien fait de mal !

Je tente de le rassurer mais je sens que mes mots sonnent creux. La culpabilité me ronge : si j’avais pris une autre route… si j’avais insisté au barrage… si j’avais eu mon téléphone sur moi…

Les semaines passent. La vie s’organise autour du fauteuil roulant d’Hugo. Les regards dans la rue sont parfois lourds ; certains voisins évitent notre regard ou murmurent dans notre dos.

Un jour, Hugo me dit :

— Maman, tu crois qu’on peut être heureux même comme ça ?

Je n’ai pas su quoi répondre sur le moment.

Aujourd’hui encore, chaque nuit où je repasse devant ce boulevard Chanzy, je revois les gyrophares bleus et je me demande : aurais-je pu changer le cours des choses ? Est-ce que la vie nous laisse vraiment le choix ou sommes-nous condamnés à porter nos regrets comme des cicatrices invisibles ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?