La maison qui nous a séparés : Histoire d’un héritage empoisonné
« Tu choisis, Élodie. Soit on vend la maison, soit tu ne me revois plus jamais. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme une lame. Nous sommes assises dans la cuisine, celle où maman préparait ses tartes aux pommes, où papa lisait son journal en silence. Ce soir-là, la lumière blafarde du plafonnier éclaire nos visages tendus. Je serre ma tasse de thé, les jointures blanches, incapable de répondre.
Comment en sommes-nous arrivées là ?
Tout a commencé après l’enterrement de papa, il y a six mois. La maison familiale, à la sortie du village de Saint-Aubin-sur-Loire, est devenue le centre de toutes les discussions. Camille, ma cadette de trois ans, vit à Lyon depuis dix ans. Moi, je suis restée ici, institutrice à l’école primaire. Pour elle, cette maison n’est qu’un poids ; pour moi, c’est tout ce qui me reste.
— Tu ne comprends pas, Élodie ! J’ai besoin de cet argent pour acheter un appartement à Lyon. Je ne peux pas continuer à payer des loyers exorbitants !
— Et moi ? Tu crois que c’est facile ? Ici, tout me rappelle eux… Je ne peux pas tourner la page comme ça.
Camille soupire, exaspérée. Elle se lève brusquement, fait les cent pas devant la fenêtre embuée. Je sens la colère monter en moi. Pourquoi faut-il toujours qu’elle décide ?
Le notaire nous a convoquées deux semaines plus tard. Monsieur Lefèvre, costume sombre et lunettes épaisses, égrène les chiffres d’une voix monocorde. La maison vaut 180 000 euros. Pas de dettes, pas d’autres héritiers. Juste nous deux.
— Si vous n’arrivez pas à vous mettre d’accord, il faudra saisir le tribunal.
Le mot tribunal me glace le sang. Est-ce vraiment ce que nous sommes devenues ? Deux sœurs prêtes à s’entretuer pour quatre murs et un toit ?
Les jours passent. Camille m’envoie des messages secs : « As-tu réfléchi ? », « On ne peut pas attendre éternellement ». Je dors mal. Je fais des cauchemars où la maison brûle, où je suis seule au milieu des ruines.
Un samedi matin, je croise Madame Dupuis au marché.
— Alors ma petite Élodie, tu tiens le coup ?
Je hoche la tête, incapable d’expliquer ce qui se passe vraiment. Tout le village sait que les sœurs Martin ne se parlent plus. Les regards sont lourds de sous-entendus.
Un soir, je retrouve Camille devant la maison. Elle est venue avec son compagnon, Julien. Ils veulent faire le tour du propriétaire pour « évaluer les travaux ». Je les regarde arpenter le jardin où papa cultivait ses rosiers. Julien prend des photos avec son téléphone.
— Tu vois bien que tout est à refaire ! La toiture fuit, la cuisine est hors d’âge… On ne pourra jamais la louer.
Je sens les larmes monter.
— Mais c’est chez nous ! Tu te souviens du cerisier ? On grimpait dedans pour échapper à maman quand elle nous appelait pour le dîner…
Camille détourne les yeux.
— C’est fini tout ça, Élodie. On doit avancer.
Je voudrais lui hurler qu’on n’avance pas en piétinant le passé. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Les semaines défilent. Les tensions s’accumulent. Un soir, je trouve une lettre dans la boîte aux lettres : une convocation au tribunal d’instance de Moulins. Camille a lancé la procédure de partage judiciaire.
Je m’effondre sur le carrelage froid du couloir. Comment a-t-elle pu ?
Le jour de l’audience arrive. Nous sommes assises côte à côte sur le banc en bois verni. Camille évite mon regard. Le juge pose des questions auxquelles je réponds machinalement. À la sortie, elle me lance :
— Tu l’as voulu, Élodie !
Je rentre seule dans la maison vide. Les souvenirs m’assaillent : les Noëls passés autour du feu, les disputes d’enfants pour savoir qui aurait la plus grande part de gâteau… Tout cela n’a plus aucun sens.
Quelques jours plus tard, je reçois un appel de Madame Dupuis.
— Ma chérie, tu sais… ton père aurait voulu que vous restiez unies.
Je fonds en larmes. Peut-être que j’ai eu tort de m’accrocher à cette maison comme à une bouée de sauvetage.
Le jugement tombe : la maison sera vendue aux enchères si nous ne trouvons pas d’accord dans le mois.
Je prends mon courage à deux mains et appelle Camille.
— Viens à la maison ce week-end. Juste toi et moi.
Elle accepte à contrecœur.
Le samedi soir, nous nous retrouvons dans le salon vide. Je sors une vieille boîte à chaussures remplie de photos jaunies.
— Tu te souviens de celle-là ?
Camille sourit faiblement en voyant notre père déguisé en Père Noël.
— On était heureuses ici…
Le silence s’installe. Puis elle murmure :
— Je ne veux pas te perdre, Élodie. Mais j’ai peur… peur de ne jamais pouvoir avancer si on reste accrochées au passé.
Je prends sa main dans la mienne.
— Peut-être qu’on peut vendre… mais choisir ensemble à qui on la confie ? Quelqu’un du village… quelqu’un qui aimera cette maison autant que nous ?
Camille hoche la tête en essuyant une larme.
Ce soir-là, pour la première fois depuis des mois, j’ai l’impression que tout n’est pas perdu.
Mais au fond de moi, une question me hante : combien de familles se déchirent ainsi pour un héritage ? Est-ce vraiment cela, l’amour fraternel ?