La maison de nos parents ou la fin de notre famille : le choix impossible

« Soit on vend la maison, soit on n’est plus une famille. »

La voix de Claire résonne encore dans l’entrée, froide et tranchante. Je n’ai même pas eu le temps de poser mes clés sur la vieille commode en chêne, celle que papa avait restaurée un été où il pleuvait sans fin. Je la regarde, debout devant moi, les bras croisés, le visage fermé. Je sens mon cœur battre trop fort, comme s’il voulait s’échapper de ma poitrine.

« Tu ne comprends pas, Lucie. On ne peut plus continuer comme ça. Cette maison… elle nous retient prisonnières du passé. »

Je voudrais lui répondre, mais ma gorge se serre. Comment lui dire que chaque pièce ici est un morceau de moi ? Que la cuisine sent encore la soupe aux poireaux de maman, que le grenier garde l’odeur des vieux livres de papa ? Que même les craquements du parquet me rassurent la nuit ?

Claire soupire, agacée. « On n’a plus d’argent pour l’entretenir. Tu ne viens qu’un week-end sur deux, et moi je me tue à payer les factures. Tu crois que c’est juste ? »

Je baisse les yeux. Elle a raison, en partie. Depuis que j’ai déménagé à Lyon pour mon travail, je ne reviens que rarement dans ce village du Berry où nous avons grandi. Mais vendre la maison… c’est comme effacer nos parents une seconde fois.

« Tu veux vraiment qu’on se déchire pour ça ? » Ma voix tremble malgré moi.

Claire hausse les épaules. « On est déjà en train de se déchirer. Regarde-nous. On ne se parle plus que pour s’engueuler. Tu crois que c’est ça, être une famille ? »

Je sens les larmes monter. Je repense à notre enfance, aux dimanches où maman préparait son fameux rôti, à nos disputes pour savoir qui aurait la plus grande part de tarte aux pommes. À ces nuits d’orage où on se réfugiait toutes les deux sur le vieux canapé du salon, serrées l’une contre l’autre sous une couverture élimée.

Mais tout ça semble si loin maintenant.

« Et si on louait la maison ? Juste le temps de souffler, de réfléchir… »

Claire secoue la tête. « Tu sais très bien que personne ne voudra louer une ruine pareille. Et puis… j’en peux plus de venir ici tous les week-ends pour réparer une fuite ou tondre la pelouse. J’ai ma vie à Tours, Lucie. J’ai besoin d’avancer. »

Un silence lourd s’installe. Je regarde par la fenêtre le jardin envahi par les orties, le vieux cerisier qui penche dangereusement vers la remise. Tout est à l’abandon depuis des mois.

« Tu crois que maman aurait voulu qu’on vende ? »

Claire me lance un regard dur. « Maman n’est plus là. Papa non plus. Il faut arrêter de vivre dans leurs souvenirs. »

Je sens la colère monter en moi. « C’est facile pour toi de tourner la page ! Tu as toujours été la forte, celle qui décide, qui avance sans regarder derrière elle… Moi j’ai besoin de temps, tu comprends ça ? De temps pour dire adieu… »

Elle détourne les yeux, gênée. « On n’a plus le luxe du temps, Lucie. Les impôts arrivent, les factures s’accumulent… Et puis tu sais très bien qu’on ne pourra jamais se mettre d’accord sur ce qu’il faut garder ou jeter ici. On va finir par tout casser à force de s’accrocher au passé. »

Je m’effondre sur la chaise du couloir, celle où papa s’asseyait pour enfiler ses bottes avant d’aller au jardin. Je caresse le bois usé du dossier, comme pour retrouver un peu de sa chaleur.

« Tu te souviens quand on jouait à cache-cache dans le grenier ? Tu avais peur des souris et tu criais toujours trop fort… »

Un sourire triste passe sur le visage de Claire. « Oui… Et tu te moquais de moi pendant des heures après… »

Un silence doux cette fois, presque complice.

Mais il est vite brisé par la réalité.

« On ne peut pas vivre dans les souvenirs, Lucie. Il faut choisir. Soit tu signes avec moi chez le notaire la semaine prochaine, soit… soit je fais une demande de partage judiciaire et on laisse un juge décider pour nous. Mais je ne veux plus continuer comme ça. »

Je sens mon monde vaciller. Comment choisir entre ma sœur et la maison qui m’a vue grandir ? Entre avancer et rester fidèle à ce que nous étions ?

La nuit tombe sur le village. Je me lève lentement et je sors dans le jardin, respirer l’air frais chargé d’herbe coupée et d’humidité. Je ferme les yeux et j’écoute les bruits familiers – le clocher au loin, un chien qui aboie, le vent dans les arbres.

Je repense à tout ce qu’on a traversé ensemble – les disputes, les réconciliations, les fous rires et les chagrins partagés. Est-ce que tout cela peut vraiment disparaître avec une signature chez le notaire ?

Je reviens vers Claire, qui attend dans l’entrée, son sac déjà prêt.

« Je ne sais pas si je pourrai signer… Pas encore… Mais je ne veux pas te perdre non plus… Tu comprends ça au moins ? »

Elle me regarde longtemps sans rien dire, puis elle pose sa main sur mon épaule.

« Moi non plus je ne veux pas te perdre… Mais parfois il faut savoir lâcher prise pour avancer… Je t’appelle demain, d’accord ? »

Elle s’en va sans se retourner.

Je reste seule dans la maison silencieuse, assise sur le vieux canapé du salon, entourée des ombres du passé.

Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page sans trahir ceux qu’on a aimés ? Est-ce qu’une famille peut survivre à un héritage qui divise plus qu’il ne rassemble ?