Jeudi soir, la maison de Mamie : le choix impossible
« Tu ne comprends donc rien, Lucie ! Ce n’est pas qu’une question d’argent ! » La voix de ma sœur, Élodie, résonne encore dans le salon, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de thé entre mes mains tremblantes, cherchant un appui dans la chaleur du liquide. Autour de la table, mes parents échangent des regards lourds de fatigue et d’inquiétude. Nous sommes jeudi soir, et la pluie tambourine contre les vitres du pavillon de banlieue où j’ai grandi.
Depuis des semaines, l’ombre de cette réunion planait sur nos vies. La maison de Mamie Jeanne, à Saint-Malo, est vide depuis son décès en janvier. Un parfum de cire et de souvenirs flotte encore dans ses pièces. Pour moi, cette maison est bien plus qu’un bien immobilier : c’est le théâtre de mes étés d’enfance, des goûters au caramel beurre salé, des histoires racontées au coin du feu. Mais pour Élodie, tout semble plus simple : « On la vend et on partage. C’est logique. »
Mon père, François, tente d’apaiser les tensions : « On peut peut-être trouver un compromis… » Mais ma mère, Sylvie, l’interrompt : « Il faut trancher ce soir. On ne peut pas laisser traîner. »
Je sens la colère monter en moi. « Tu veux vraiment effacer tout ce qu’on a vécu là-bas ? » Ma voix tremble. Élodie hausse les épaules : « Tu vis à Paris maintenant, tu ne viens jamais à Saint-Malo. Pourquoi tu t’accroches autant ? »
Un silence gênant s’installe. Je me sens jugée, incomprise. Oui, je vis à Paris, oui, je cours après le temps et je ne reviens que rarement en Bretagne… Mais cette maison, c’est mon ancrage. Je me revois petite fille, courant pieds nus dans le jardin avec Élodie, avant que la vie ne nous éloigne.
Mon père soupire : « Peut-être qu’on pourrait la garder en indivision… » Mais ma mère secoue la tête : « Et qui va s’en occuper ? Qui va payer les charges ? »
Élodie croise les bras : « Moi je n’ai pas les moyens. Et puis j’ai besoin de cet argent pour mon divorce. » Son regard se durcit. Je comprends soudain que pour elle, cette vente est une question de survie.
Je baisse les yeux. La culpabilité me ronge. Ai-je le droit d’imposer mes souvenirs à ma sœur qui traverse une période si difficile ?
Ma mère pose sa main sur la mienne : « Lucie, tu sais que ça me brise le cœur aussi… Mais on ne peut pas tout garder. »
Je sens les larmes monter. Je voudrais crier que tout cela est injuste, que Mamie n’aurait jamais voulu nous voir nous déchirer ainsi.
Soudain, mon père propose : « Et si on louait la maison ? On garderait un pied à terre à Saint-Malo et ça rapporterait un peu d’argent à chacune… »
Élodie secoue la tête : « Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette histoire. Je veux tourner la page. »
La discussion s’enlise. Les arguments tournent en rond, les voix montent puis retombent dans des silences lourds.
Je me lève brusquement : « Je vais prendre l’air. »
Dehors, la pluie me fouette le visage. Je marche dans le jardin détrempé, là où Mamie plantait ses dahlias chaque printemps. Je ferme les yeux et j’entends sa voix : « Il faut savoir lâcher prise parfois, ma chérie… »
Quand je reviens dans le salon, mes parents et Élodie m’attendent. Ma mère a les yeux rouges.
« On a voté », dit mon père d’une voix douce. « On va vendre. »
Un silence assourdissant s’abat sur moi. Je sens mon cœur se briser un peu plus à chaque battement.
Élodie s’approche et murmure : « Je suis désolée… » Mais je vois dans ses yeux qu’elle est soulagée.
Je hoche la tête sans trouver les mots. La soirée se termine dans une atmosphère glaciale. Chacun repart chez soi avec ses regrets et ses blessures.
Dans le train du retour vers Paris, je regarde défiler les paysages bretons sous la pluie. Je me demande si un jour je pourrai pardonner à ma famille… ou à moi-même.
Est-ce que l’on doit vraiment sacrifier nos racines pour avancer ? Ou bien existe-t-il un moyen de préserver ce qui compte sans se perdre soi-même ?