Jeudi, mes parents ont tout donné à mon frère : l’héritage de Mamie et la fracture invisible

« Tu comprends, Camille, c’est plus logique comme ça. » La voix de mon père résonne encore dans ma tête, froide et tranchante, alors que je serre la nappe entre mes doigts pour ne pas hurler. Jeudi soir, la lumière jaune du salon éclaire nos visages tendus. Mon frère Julien fixe ses chaussures, gêné, tandis que ma mère évite mon regard. Je sens la colère monter, brûlante, acide.

Depuis des mois, on parle de la maison de Mamie. Cette vieille bâtisse en pierre à la sortie de Poitiers, celle où j’ai appris à faire du vélo, où Mamie me racontait des histoires en tricotant devant la cheminée. Après son décès l’an dernier, mes parents avaient promis qu’on déciderait ensemble. Mais ce soir, tout s’effondre.

« Mais pourquoi lui ? » Ma voix tremble malgré moi. Je regarde Julien, qui ne dit rien. Il a toujours été le préféré, le fils prodige qui a repris la boulangerie familiale. Moi, j’ai choisi Paris, les études de lettres et une vie loin d’ici. Est-ce pour ça ?

Ma mère soupire. « Camille, tu n’es jamais là… Tu as ta vie à Paris. Julien est ici, il pourra entretenir la maison. »

Je me lève brusquement. « Donc parce que je suis partie, je n’ai plus le droit à rien ? »

Le silence s’installe. Mon père croise les bras. « Ce n’est pas une question de droit. C’est une question de logique et de cœur. »

Je ris nerveusement. « De cœur ? Vous croyez vraiment que Mamie aurait voulu ça ? Elle disait toujours qu’on devait partager, qu’on était égaux… »

Julien relève enfin la tête. Il a les yeux humides. « Camille, je n’ai rien demandé… Je voulais qu’on en parle tous ensemble… »

Mais c’est trop tard. La décision est prise. Mes parents ont déjà signé les papiers chez le notaire. Je n’ai même pas eu mon mot à dire.

Je sors dans le jardin pour respirer. L’air est froid, mais je ne sens rien. Je pense à tous ces souvenirs : les confitures d’abricot, les Noëls sous la neige, les disputes d’enfants qui finissaient toujours par un câlin de Mamie. Tout ça appartient désormais à Julien.

Je me revois petite fille, courant pieds nus sur les dalles fraîches du salon, Mamie qui me tend une tartine en souriant : « Ici, c’est chez toi aussi, ma chérie. »

Mais ce soir, ce n’est plus chez moi.

Le lendemain matin, je prends un train pour Paris sans dire au revoir. Dans le wagon, je regarde défiler les champs et les villages endormis. Je pense à appeler mes parents, mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression d’avoir été trahie par ceux qui auraient dû me protéger.

Les semaines passent. Je travaille beaucoup pour oublier : des copies à corriger, des cours à préparer. Mais chaque soir, en rentrant dans mon petit studio du 18e arrondissement, je sens un vide immense.

Un dimanche matin, Julien m’appelle. Sa voix est hésitante : « Camille… Je sais que tu m’en veux. Mais viens voir la maison, s’il te plaît… »

J’hésite longtemps avant d’accepter. Quand j’arrive devant la vieille porte bleue, tout remonte d’un coup : l’odeur du jasmin, le grincement du portail… Julien m’attend sur le perron.

Il me tend une clé. « Mamie aurait voulu que tu viennes quand tu veux… Je ne veux pas te voler tes souvenirs. »

Je fonds en larmes dans ses bras. On reste là longtemps sans parler.

Mais au fond de moi, la blessure reste vive. Je ne peux m’empêcher de penser à l’injustice de cette décision prise sans moi. À tous ces parents qui croient bien faire mais qui brisent sans le vouloir l’équilibre fragile d’une fratrie.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment pardonner une telle trahison ? Est-ce que l’amour familial peut survivre à l’injustice ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?