« Je ne veux plus vivre parmi les décombres » : le cri d’Aurélie
« Je n’en peux plus, maman ! Je ne veux plus vivre parmi les décombres de vos rêves brisés ! » Ma voix tremblait, mais je n’ai pas baissé les yeux. Ma mère, debout dans l’embrasure de la porte, me fixait avec cette colère froide qui me glaçait le sang depuis l’enfance. « Sois la maîtresse de cette maison, c’est ce qu’on t’a toujours demandé ! » a-t-elle hurlé avant de claquer la porte si fort que les verres ont vibré dans le buffet.
Je suis restée seule dans le salon, entourée de meubles trop lourds, de tapis trop épais, de souvenirs trop pesants. J’ai éclaté en sanglots. Depuis toute petite, mes parents m’avaient tout offert : les plus beaux vêtements, les vacances à Biarritz, les cours de piano avec Madame Lefèvre. Mes copines du lycée, Camille et Sophie, me disaient souvent : « T’as trop de chance, Aurélie ! » Mais Lena, la seule à voir au-delà des apparences, m’avait glissé un jour à la sortie du cours d’histoire : « Je t’envie pas. Avec des parents comme les tiens, on n’a pas le droit de respirer. »
Elle avait raison. Chez nous, tout était décidé à l’avance. Le lycée privé Saint-Exupéry ? Choisi par papa. Les amis ? Triés sur le volet par maman. Même mes loisirs étaient planifiés : « Le théâtre, c’est bien pour ton dossier Parcoursup », disait-elle. Je n’ai jamais eu le droit de choisir la couleur de mes rideaux, encore moins celle de ma vie.
Ce soir-là, après la dispute, j’ai erré dans la maison comme une étrangère. J’ai croisé mon père dans le couloir. Il a juste haussé les épaules : « Ta mère se donne tant de mal pour toi… Tu pourrais faire un effort. » J’ai voulu crier que je n’étais pas un projet à réussir, mais il était déjà reparti dans son bureau, refermant la porte sur mes mots.
J’ai envoyé un message à Lena : « Tu peux venir ? » Elle est arrivée vingt minutes plus tard, essoufflée, son sac à dos encore sur l’épaule. On s’est assises sur mon lit, et j’ai tout lâché : « J’étouffe ici. Ils veulent que je sois parfaite, mais je ne sais même pas qui je suis… » Lena m’a serrée fort : « Tu as le droit d’exister pour toi-même, Aurélie. »
Les jours suivants ont été un enfer silencieux. Ma mère ne m’adressait plus la parole que pour me donner des ordres : « Mets la table », « Range ta chambre », « Appelle ta grand-mère ». Mon père rentrait tard et évitait mon regard. J’avais l’impression d’être un fantôme dans ma propre maison.
Un soir, alors que je révisais pour le bac blanc, ma mère est entrée sans frapper :
— Tu comptes vraiment faire des études de lettres ? Tu sais très bien que ton père et moi préférerions que tu fasses médecine.
— Mais maman… Je veux écrire !
— Écrire ? Et tu comptes vivre comment ? Tu crois qu’on t’a tout donné pour que tu finisses serveuse dans un café ?
J’ai senti la colère monter en moi comme une vague noire.
— Ce n’est pas ta vie !
Elle a blêmi. Pour la première fois, elle a eu l’air perdue.
Le lendemain matin, elle m’a laissé une lettre sur la table du petit-déjeuner : « Si tu ne veux pas être la fille que nous avons rêvée, alors fais ce que tu veux. Mais n’attends plus rien de nous. »
Je suis partie chez Lena avec un sac de vêtements et mon carnet de poèmes. Sa mère m’a accueillie avec un sourire triste : « Tu sais que tu peux rester ici autant que tu veux. » Dans cette petite maison pleine de vie et de rires maladroits, j’ai découvert ce qu’était la chaleur d’un foyer où l’on peut être soi-même.
Mais chaque soir, en m’endormant sur le canapé-lit du salon, je repensais à ma mère. Était-ce vraiment possible d’exister sans trahir ceux qui nous ont tout donné ? Ou fallait-il forcément briser quelque chose pour se construire ?
Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un message de mon père : « Ta mère est malade d’inquiétude. Reviens à la maison. » J’ai hésité longtemps avant de répondre. Lena m’a dit : « Tu dois décider pour toi cette fois-ci. »
Je suis rentrée un dimanche après-midi. La maison sentait la cire et le silence. Ma mère était assise dans le salon, les yeux rougis.
— Je ne comprends pas pourquoi tu nous rejettes…
— Je ne vous rejette pas. Je veux juste vivre ma vie.
Elle a pleuré pour la première fois devant moi.
Aujourd’hui encore, rien n’est vraiment réglé entre nous. Mais j’ai commencé à écrire mon premier roman et j’ai été acceptée en licence de lettres à la Sorbonne. Mes parents ne sont pas venus à la remise des diplômes du lycée.
Parfois je me demande : est-ce qu’on peut aimer ses parents sans leur ressembler ? Est-ce qu’on peut leur pardonner sans s’oublier soi-même ? Qu’en pensez-vous ?