Jamais prononcé « pardon » : L’histoire d’une mère et d’une fille en quête de reconnaissance
« Tu pourrais au moins me passer le sel, Camille. »
La voix de ma mère, sèche comme un coup de vent d’hiver, résonne dans la petite cuisine de notre appartement à Lyon. Je tends machinalement la main vers la salière, la lui tends sans un mot. Elle ne me regarde même pas. Depuis des années, nos échanges se résument à des ordres, des reproches ou des silences lourds. Pourtant, ce soir, alors que la pluie tambourine contre les vitres et que l’odeur du gratin refroidit sur la table, je sens que quelque chose va céder en moi.
Je me souviens de mon enfance comme d’un hiver sans fin. Maman courait partout, toujours fatiguée, jamais satisfaite. « Tu n’es pas comme ta sœur, Claire. Elle au moins, elle m’aide ! » Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Je n’étais jamais assez bien, jamais assez sage, jamais assez aimée. Papa est parti quand j’avais huit ans. Il n’a laissé qu’une lettre et un parfum d’abandon. Depuis, maman a reporté sur moi toute sa colère, toute sa frustration. Claire, l’aînée parfaite, a fui à Paris dès qu’elle a pu. Moi, je suis restée. Pourquoi ? Peut-être par loyauté, peut-être par faiblesse.
Ce soir-là, alors que je débarrasse la table, ma mère laisse tomber sa fourchette. Elle tremble un peu. Je la regarde : ses cheveux gris mal coiffés, ses mains tachées par l’âge. Elle n’est plus la femme dure de mon enfance ; elle est fragile maintenant. Mais au fond de moi, la colère gronde toujours.
« Camille, tu pourrais faire un effort pour être plus aimable », lâche-t-elle soudain.
Je sens mes poings se serrer. « Un effort ? Tu veux dire comme tous ces efforts que j’ai faits pour te plaire quand j’étais petite ? »
Elle me fixe, surprise par mon ton. « Ce n’est pas le moment de ressortir tout ça… »
« Mais c’est quand le bon moment, maman ? Quand vas-tu enfin reconnaître que tu m’as blessée ? »
Un silence épais s’installe. J’entends le tic-tac de l’horloge dans le salon. Je voudrais hurler, pleurer, tout casser. Mais je me retiens. Je suis adulte maintenant ; je dois être forte.
Les jours passent et se ressemblent. Je fais ses courses, je l’accompagne chez le médecin, je supporte ses remarques acerbes sur ma vie sentimentale (« Toujours célibataire à ton âge ? ») ou sur mon travail (« Tu aurais pu faire mieux avec ton diplôme… »). Parfois, la nuit, je m’effondre sur mon lit et je me demande pourquoi je continue à m’occuper d’elle.
Un dimanche matin, Claire débarque à l’improviste. Elle arrive avec ses enfants bruyants et son sourire éclatant. Maman rayonne soudainement : « Ah, ma Claire ! Viens m’embrasser ! » Je me sens invisible. Claire me lance un regard gêné mais ne dit rien.
Dans la cuisine, elle me prend à part : « Tu sais… elle ne changera jamais. »
Je ravale mes larmes. « Mais pourquoi c’est toujours moi qui dois tout porter ? »
Claire soupire : « Parce que tu es restée… »
Après leur départ, maman s’assoit dans son fauteuil et me regarde longuement. « Tu m’en veux encore ? » demande-t-elle d’une voix plus douce que d’habitude.
Je prends une grande inspiration. « Oui… J’aurais aimé que tu me dises un jour que tu étais désolée pour tout ce que tu m’as fait subir. »
Elle détourne les yeux. « J’ai fait ce que j’ai pu… Ce n’était pas facile avec ton père qui nous a laissées… »
Je sens une larme couler sur ma joue. « Mais moi non plus ce n’était pas facile… »
Elle ne répond pas. Le silence retombe.
Les semaines suivantes, son état de santé se dégrade. Je la vois décliner chaque jour un peu plus. Un soir d’automne, alors que je l’aide à se coucher, elle murmure : « Camille… Je ne sais pas comment te dire pardon… »
Mon cœur se serre. Ce mot qu’elle n’a jamais su prononcer résonne dans la pièce comme une prière inachevée.
Je m’assois au bord du lit et prends sa main dans la mienne. « Peut-être qu’on peut essayer d’avancer… même sans tous les mots qu’on aurait voulu entendre… »
Elle ferme les yeux et s’endort paisiblement pour la première fois depuis longtemps.
Aujourd’hui encore, je vis avec cette absence de pardon formulé, ce manque de reconnaissance qui pèse sur mon cœur d’enfant devenu adulte trop vite. Mais je me demande : combien sommes-nous en France à porter le poids des non-dits familiaux ? Est-il possible de se libérer sans jamais avoir entendu ce simple mot : « pardon » ?