J’ai tout sacrifié pour mes enfants, mais aujourd’hui je me sens oubliée

« Tu comprends, maman, c’est plus simple pour nous si tu déménages… »

La voix de ma fille, Claire, résonne encore dans ma tête. Je me revois, debout dans le salon baigné de lumière de notre appartement à Lyon, les mains tremblantes sur la boîte en carton où je rangeais les souvenirs d’une vie entière. J’avais 66 ans, et pour la première fois, je me suis sentie vieille. Pas fatiguée, pas usée – vieille. Comme si, en quittant ce grand appartement où j’avais élevé mes deux enfants, je laissais derrière moi tout ce qui faisait de moi une mère.

Claire et Julien, mes enfants, m’avaient convaincue que vendre l’appartement était la meilleure solution. « Tu n’as plus besoin de tant d’espace, maman. Et puis, avec l’argent, tu pourras nous aider à acheter nos maisons. » J’ai accepté sans discuter. J’ai toujours cru que la famille passait avant tout. J’ai vendu l’appartement de mon enfance, celui où j’avais vu mes enfants faire leurs premiers pas, où j’avais soigné leurs genoux écorchés et consolé leurs peines d’amour.

Le jour du déménagement, Claire est passée en coup de vent. « Désolée maman, j’ai une réunion importante. Je t’appelle ce soir ! » Julien n’a même pas pu venir – il avait un déplacement professionnel à Paris. J’ai regardé les déménageurs emporter les meubles, les cadres photos, la vieille commode de ma mère… Tout disparaissait. J’ai senti une boule dans ma gorge, mais je me suis dit : « C’est pour eux. »

Mon nouveau logement est un deux-pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble moderne à Villeurbanne. C’est propre, fonctionnel… mais froid. Les voisins sont jeunes, pressés, ils ne disent jamais bonjour. Les premiers jours, je me suis occupée à ranger, à accrocher quelques photos sur les murs blancs. J’attendais la visite de Claire et Julien avec impatience.

Les semaines ont passé. Claire m’a appelée une fois : « Maman, on est débordés avec les travaux… On viendra dès qu’on peut ! » Julien a envoyé un SMS : « Merci encore pour tout, maman. On t’embrasse fort ! »

J’ai commencé à compter les jours sans nouvelles. Je me suis surprise à parler toute seule en préparant mon café :

— Tu verras Françoise, ils vont venir ce week-end…

Mais le week-end passait, et rien ne changeait.

Un samedi matin, j’ai croisé Madame Lefèvre dans la rue. Elle m’a demandé :

— Alors Françoise, comment ça se passe dans ton nouveau chez-toi ?

J’ai souri faiblement :

— Oh vous savez… On s’habitue à tout.

Mais au fond de moi, je sentais un vide immense. J’ai pensé à mes petits-enfants que je ne voyais presque plus. Avant, ils venaient jouer chez moi tous les mercredis après-midi. Maintenant, Claire disait toujours : « Ils ont trop d’activités… »

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que la télévision diffusait des rires enregistrés qui sonnaient faux dans le silence du salon, j’ai craqué. J’ai pris mon téléphone et j’ai appelé Claire.

— Maman ?

— Claire… Est-ce que tu pourrais passer ce week-end ? Juste une heure…

Un silence gênant a suivi.

— Je vais voir avec Paul (son mari), mais tu sais… On a beaucoup de choses à faire.

J’ai raccroché en retenant mes larmes. J’ai pensé à toutes ces années où je me suis oubliée pour eux : les nuits blanches quand ils étaient malades, les économies faites pour leurs études, les vacances annulées pour payer leurs colonies de vacances… Et aujourd’hui ? Je n’étais plus qu’une voix au bout du fil.

Un dimanche matin, alors que je feuilletais un vieil album photo, la sonnette a retenti. Mon cœur s’est emballé – enfin ! Mais ce n’était qu’un livreur qui s’était trompé d’adresse.

J’ai commencé à sortir seule au parc pour croiser des visages humains. J’observais les familles rire ensemble et je me demandais où j’avais échoué. Avais-je trop donné ? Ou pas assez ?

Un jour, j’ai surpris une conversation entre deux voisines dans l’ascenseur :

— Ma mère veut toujours qu’on vienne la voir… Mais on n’a pas le temps !

J’ai eu envie de leur dire : « Un jour vous regretterez… » Mais je me suis tue.

À Noël, j’ai préparé un repas comme autrefois. J’ai dressé la table pour six personnes – une habitude idiote. À 18h30, Claire m’a appelée :

— Maman, on ne pourra pas venir finalement… Paul a la grippe et les enfants sont fatigués.

Julien a envoyé un message : « On passe demain si on peut ! »

J’ai mangé seule devant la télévision. Les souvenirs défilaient dans ma tête comme un vieux film en noir et blanc.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de tout sacrifier pour eux ? Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui – donner sans compter et finir seule dans un appartement trop silencieux ?

Et vous… À quoi bon se sacrifier si l’on finit par être oublié ?