J’ai placé Papa en maison de retraite : un acte d’amour ou d’abandon ?
« Tu l’as abandonné, Camille ! »
La voix de ma sœur, Élodie, résonne encore dans ma tête alors que je ferme la porte de la chambre 214 derrière moi. Papa me regarde, perdu, assis dans ce fauteuil trop grand pour lui. Je sens sa main trembler dans la mienne. Je voudrais lui expliquer, lui dire que je n’ai pas eu le choix, que c’est pour son bien. Mais les mots restent coincés dans ma gorge, étouffés par la honte et la fatigue.
Tout a commencé il y a six mois. Papa, Henri, était encore chez lui, dans notre petit appartement de Créteil. Depuis le décès de maman, il avait perdu pied. Il oubliait de manger, laissait le gaz ouvert, se perdait dans le quartier. Je venais chaque soir après mon travail d’infirmière à l’hôpital Saint-Antoine, mais je n’arrivais plus à tout gérer : mes deux enfants, mon mari qui travaille en déplacement, et papa qui dépérissait sous mes yeux.
Un soir, j’ai retrouvé papa assis sur le trottoir devant l’immeuble, en pyjama, incapable de me dire où il était. J’ai compris que je ne pouvais plus continuer comme ça. J’ai pleuré toute la nuit avant d’appeler la maison de retraite Les Jardins du Val.
Le jour du déménagement, Élodie est arrivée en furie :
— Tu n’as pas le droit ! On ne met pas son père à l’écart comme un vieux meuble !
Je n’ai pas répondu. Elle ne vient jamais s’occuper de lui. Elle habite à Lyon, elle a sa vie. Mais c’est moi qu’on accuse.
Les premiers jours à la maison de retraite ont été terribles. Papa ne parlait plus. Il fixait la fenêtre, les yeux vides. Je venais tous les soirs après le travail, je lui apportais ses biscuits préférés, je lui lisais le journal. Mais rien n’y faisait.
Un dimanche, alors que je rangeais ses affaires dans l’armoire, il a murmuré :
— Pourquoi tu m’as laissé ici ?
J’ai senti mon cœur se briser. Je me suis assise à côté de lui et j’ai pris sa main.
— Papa, je veux juste que tu sois en sécurité…
Il a détourné les yeux.
Les semaines ont passé. Les appels de la famille se sont multipliés : ma tante Françoise qui me reproche de « faire comme tout le monde », mon cousin Laurent qui me dit que « les vieux finissent tous seuls parce que leurs enfants sont égoïstes ». Même mon mari commence à douter :
— Tu crois vraiment que c’était la meilleure solution ?
Je me sens seule contre tous. Je culpabilise chaque matin en passant devant la boulangerie où papa achetait ses croissants. Je me demande si j’aurais pu faire autrement.
Un jour, j’arrive plus tôt à la maison de retraite. J’entends des rires dans le jardin. Papa est là, assis avec d’autres résidents autour d’un jeu de cartes. Il sourit timidement à une dame aux cheveux blancs. Mon cœur se serre : peut-être qu’il commence à s’habituer ?
Mais le soir même, Élodie m’appelle en pleurs :
— Tu ne comprends pas ! Il a besoin de nous, pas d’inconnus !
Je craque.
— Et toi ? Tu étais où quand il tombait dans les escaliers ? Quand il oubliait son nom ? Tu étais où quand je passais mes nuits à veiller sur lui ?
Un silence glacial s’installe entre nous.
Je raccroche et je m’effondre sur le canapé de la chambre vide de papa. Je repense à notre enfance : les vacances à La Baule, les dimanches chez mamie, les éclats de rire autour du poulet rôti. Est-ce que je suis une mauvaise fille parce que j’ai voulu protéger mon père ? Est-ce que l’amour filial se mesure au nombre d’heures passées à souffrir ensemble ?
Le lendemain, je croise Madame Dupuis, l’aide-soignante préférée de papa.
— Vous savez, Camille, il parle souvent de vous. Il dit que vous êtes courageuse.
Je fonds en larmes devant elle. Pour la première fois depuis des semaines, quelqu’un comprend ce que je ressens.
Aujourd’hui encore, je doute. Je doute chaque fois que je vois le regard triste de papa ou que j’entends les reproches de ma famille. Mais quand je vois qu’il mange mieux, qu’il ne tombe plus, qu’il sourit parfois… Je me dis que j’ai peut-être fait ce qu’il fallait.
Est-ce qu’on peut aimer quelqu’un et pourtant devoir s’éloigner pour son bien ? Où commence l’abandon et où finit le sacrifice ? Vous feriez quoi à ma place ?