« J’ai demandé le divorce à 60 ans : l’histoire de Léa »

« Tu veux vraiment tout gâcher maintenant, maman ? À ton âge ? »

La voix d’Aurélie résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Le silence s’installe, pesant, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge au-dessus du frigo. Je sens son regard posé sur moi, mélange d’incompréhension et de colère. J’ai 60 ans aujourd’hui, et c’est le jour où j’ai décidé de dire à ma fille que je quitte son père.

Je n’en peux plus. Je n’en peux plus de ramasser les chaussettes sales de François derrière le canapé, de vider seule la poubelle, de faire les courses pendant qu’il regarde les infos sur France 2, de préparer des petits plats qu’il dévore sans un merci, puis de me retrouver seule à nettoyer la cuisine. J’ai tout accepté pendant quarante ans. J’étais la femme au foyer modèle, celle qui ne se plaignait jamais, qui souriait aux voisins et organisait les repas de famille du dimanche. Mais aujourd’hui, mes genoux me font mal quand je monte les escaliers, et mon dos me rappelle chaque matin que le temps passe. Je voudrais juste qu’on m’aide. Qu’il m’aide.

« Tu ne comprends pas, Aurélie… »

Elle me coupe : « Papa n’est pas méchant ! Il est juste… comme ça. »

Comme ça. Oui. Comme tous ces hommes de sa génération qui pensent que la maison tourne toute seule, que le linge se lave par magie et que les repas apparaissent sur la table sans effort. Mais moi, je ne suis plus cette femme invisible qui s’efface derrière les autres. J’ai envie de vivre pour moi, d’aller au cinéma sans demander la permission, de partir en week-end avec mes amies, d’apprendre à peindre ou à danser le tango. Est-ce trop demander ?

Hier soir encore, après avoir débarrassé la table pendant que François s’endormait devant le journal télévisé, j’ai regardé mon reflet dans la vitre du salon. J’ai vu une femme fatiguée, les cheveux gris attachés à la va-vite, les mains abîmées par les années de vaisselle et de ménage. J’ai pensé à ma mère, morte à 68 ans sans avoir jamais quitté son village ni connu autre chose que la routine du foyer. Est-ce ce destin que je veux ?

Ce matin, j’ai attendu que François parte acheter son pain – sa seule sortie quotidienne – pour appeler Aurélie. Je savais qu’elle réagirait mal. Elle a toujours été proche de son père, elle l’idéalise. Mais elle ne voit pas ce que je vis au quotidien.

« Tu pourrais au moins essayer d’en parler avec lui… »

J’ai déjà essayé. Combien de fois ai-je laissé traîner la vaisselle sale pour voir s’il la laverait ? Combien de fois ai-je demandé un coup de main pour les courses ou le ménage ? Toujours la même réponse : « Je suis fatigué », « Je ne sais pas faire », ou pire : « Tu fais ça mieux que moi ». Et moi ? Je n’ai pas le droit d’être fatiguée ?

Aurélie soupire. Elle se lève brusquement et fait les cent pas dans la cuisine. « Tu vas te retrouver seule… Tu y as pensé ? »

Oui, j’y ai pensé. La solitude me fait peur, bien sûr. Mais ce qui me fait encore plus peur, c’est de finir mes jours à servir un homme qui ne me voit plus depuis des années. Je veux exister autrement qu’à travers ses besoins ou ceux des enfants.

François est rentré plus tôt que prévu. Il a posé la baguette sur la table et m’a regardée d’un air surpris en voyant Aurélie en larmes.

« Qu’est-ce qui se passe ici ? »

J’ai pris une grande inspiration. « François… Il faut qu’on parle. »

Il a haussé les épaules, agacé : « Encore une crise ? »

Non, ce n’est pas une crise. C’est un point final.

Aurélie a quitté la pièce en claquant la porte. J’ai senti mon cœur se serrer mais je n’ai pas reculé.

« Je veux divorcer », ai-je dit d’une voix calme mais ferme.

François a blêmi. Il a bafouillé : « Mais… Pourquoi maintenant ? On a tout ce qu’il faut ! »

Tout ce qu’il faut… Pour qui ? Pour lui ? Pour moi ? Je me suis sentie soudain légère, comme si un poids immense venait de tomber de mes épaules.

Les semaines suivantes ont été un tourbillon d’émotions et d’administratif : rendez-vous chez l’avocat, discussions houleuses avec François qui oscillait entre colère et incompréhension, appels d’Aurélie qui me suppliait de revenir sur ma décision. Mon fils Paul m’a appelée un soir : « Maman… Si c’est ce que tu veux vraiment, je te soutiens ». J’ai pleuré longtemps après avoir raccroché.

J’ai emménagé dans un petit appartement à Tours, près des bords de Loire. Les premiers jours ont été difficiles : le silence pesant, l’absence des bruits familiers de la maison, l’angoisse des nuits sans personne à qui parler. Mais peu à peu, j’ai appris à apprivoiser cette liberté nouvelle.

Un matin, je me suis inscrite à un atelier de peinture. J’y ai rencontré Claire et Monique, deux femmes divorcées elles aussi, qui m’ont raconté leurs histoires autour d’un café crème en terrasse. Nous avons ri ensemble des maladresses du début – comment allumer la chaudière sans appeler son ex-mari en panique, comment cuisiner pour une seule personne sans finir avec des restes pour une semaine entière.

Aurélie m’en veut toujours. Elle m’a dit un jour au téléphone : « Tu as détruit notre famille ». Peut-être… Ou peut-être que j’ai simplement sauvé ce qu’il restait de moi.

Aujourd’hui, je regarde le soleil se coucher sur la Loire depuis ma fenêtre et je me demande : est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi après avoir tant donné aux autres ? Est-ce trop tard pour être heureuse ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?