Ils m’appelaient « tatie », mais ils ne voyaient que mon adresse : l’histoire d’une trahison familiale

« Tatie, tu sais que tu pourrais être tellement plus heureuse ailleurs… Un petit pavillon en banlieue, avec un jardin, ce serait parfait pour toi à ton âge. »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, douce mais insistante, alors que je pose ma tasse de thé sur la table basse. Il est dix-sept heures, comme chaque jour depuis trente ans. Le parfum du jasmin flotte dans l’air, mêlé à celui des vieux livres qui tapissent les murs de mon salon. Je vis seule dans ce grand appartement haussmannien du centre de Lyon, trois pièces baignées de lumière, parquet qui grince sous mes pas et portes anciennes aux vitres dépolies. C’est mon cocon, mon histoire.

Camille, la fille de ma sœur Hélène, vient souvent me voir. Elle m’appelle « tatie » avec un sourire éclatant, mais je sens bien que quelque chose a changé depuis quelques mois. Elle n’a plus la même tendresse dans les yeux. Elle regarde autour d’elle, observe les moulures au plafond, la cheminée en marbre, les fenêtres donnant sur la place Bellecour. Elle ne voit plus la vieille tante un peu excentrique qui lui racontait des histoires le soir. Elle voit un bien immobilier.

« Tu sais, tatie, avec tout ce qui se passe en ce moment… Les loyers qui explosent, les jeunes qui galèrent… Ce serait tellement plus simple si tu pensais à l’avenir. À mon avenir aussi, tu comprends ? »

Je serre la poignée de ma tasse. Je comprends trop bien. Depuis que j’ai pris ma retraite de la bibliothèque municipale, je suis devenue invisible pour beaucoup. Mais pour Camille et Hélène, je suis redevenue visible… à cause de mon adresse.

Un soir d’hiver, alors que la pluie tambourinait contre les vitres, Hélène est venue dîner. Elle a apporté une tarte aux pommes et un sourire crispé.

— Françoise, tu as réfléchi à ce qu’on t’a dit avec Camille ? Tu pourrais vendre cet appartement et t’installer dans une résidence senior. Tu serais entourée de gens de ton âge…

— Je ne suis pas prête à quitter cet endroit, Hélène. Ici, c’est chez moi.

Elle a soupiré bruyamment.

— Mais enfin, pense à Camille ! Elle galère avec son petit deux-pièces à Villeurbanne. Tu pourrais lui donner un coup de main…

J’ai senti une colère sourde monter en moi. Depuis quand ma vie devait-elle servir de tremplin à celle des autres ? J’ai toujours aidé Camille : ses études, ses vacances, même son permis de conduire. Mais là… c’était différent.

Les semaines ont passé. Les visites de Camille se sont faites plus fréquentes, plus pressantes. Elle m’apportait des fleurs, des gâteaux faits maison, me proposait d’aller au théâtre ou au cinéma. Mais chaque conversation revenait inlassablement sur le même sujet.

Un dimanche après-midi, alors que nous regardions la pluie tomber sur les toits de la ville, elle a lancé :

— Tatie… Tu sais que tu pourrais me faire une donation-partage maintenant ? Comme ça, tout serait réglé et tu pourrais profiter de ta retraite sans te soucier de rien…

J’ai éclaté.

— Camille, arrête ! Tu ne viens plus ici pour moi. Tu viens pour cet appartement ! Tu crois que je ne vois pas ton petit manège ? Je ne suis pas une vieille folle qu’on peut manipuler comme ça !

Elle a blêmi.

— Mais tatie… Je veux juste t’aider…

— Non. Tu veux t’aider toi-même.

Le silence est tombé entre nous comme une chape de plomb. Elle est partie sans un mot de plus.

Les jours suivants ont été lourds. Hélène m’a appelée plusieurs fois, furieuse.

— Tu exagères, Françoise ! Camille est ta seule famille. Tu pourrais faire un geste au lieu de t’accrocher à tes souvenirs comme une vieille radoteuse !

J’ai raccroché en tremblant. J’ai pleuré toute la nuit.

Je me suis sentie trahie par celles que j’aimais le plus au monde. J’ai repensé à mon enfance avec Hélène, à nos jeux dans le jardin de nos parents à Annecy, à nos promesses de toujours veiller l’une sur l’autre. Où était passée cette complicité ? Quand l’argent et la pierre avaient-ils pris le dessus sur l’amour et la tendresse ?

J’ai commencé à douter de tout. Peut-être étais-je égoïste ? Peut-être devrais-je penser à l’avenir de Camille ? Mais chaque fois que je regardais autour de moi – les photos jaunies sur le buffet, les livres dédicacés par mes anciens collègues, le fauteuil où je lisais enfant – je savais que je n’étais pas prête à tourner la page.

Un matin d’avril, j’ai reçu une lettre recommandée. Camille et Hélène me demandaient officiellement d’envisager une donation-partage anticipée « pour éviter tout conflit futur ». J’ai eu la nausée.

J’ai pris rendez-vous chez le notaire. Il m’a écoutée en silence puis m’a dit doucement :

— Madame Martin, vous n’êtes obligée de rien. C’est votre bien. Votre vie.

En sortant du cabinet, j’ai respiré l’air frais du Rhône et j’ai senti une force nouvelle en moi. J’ai décidé d’écrire une lettre à Hélène et Camille.

« Je vous aime toutes les deux mais je refuse d’être réduite à mon adresse ou à mon patrimoine. Ma porte reste ouverte pour partager un thé ou un sourire – pas pour négocier mon avenir comme on négocie un contrat de location. J’espère qu’un jour vous comprendrez que l’amour ne s’achète pas et ne se troque pas contre des mètres carrés. »

Depuis ce jour-là, elles ne sont plus revenues.

Je vis seule dans mon appartement silencieux mais apaisé. Parfois la solitude me pèse mais je préfère mille fois cette paix à la fausse tendresse intéressée.

Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui ? Être aimé pour ce qu’on possède plutôt que pour ce qu’on est ? Ai-je eu raison de choisir la solitude plutôt que la trahison familiale ?