Fuir pour survivre : le poids d’une famille brisée
« Tu n’es qu’une égoïste, Camille ! Tu m’as laissée seule avec ton frère, tu n’es bonne à rien ! »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, même ici, dans ce minuscule studio du 18e arrondissement où je me suis réfugiée. Je relis son dernier message, reçu à 2h du matin : « J’espère que tu tomberas malade comme ton frère, que tu comprendras ce que c’est de souffrir ! » Je serre mon téléphone si fort que mes jointures blanchissent. J’ai déjà bloqué cinq numéros cette semaine, mais elle trouve toujours un moyen de me retrouver. Parfois, je me demande si elle ne rôde pas dans les rues de Paris, prête à surgir au coin d’un boulevard.
Tout a commencé bien avant mon départ. Mon frère Lucas est tombé malade quand il avait dix ans. Une maladie rare, dégénérative, qui a transformé notre maison en hôpital permanent. Ma mère, Isabelle, s’est sacrifiée pour lui, c’est vrai. Mais elle a aussi sacrifié tout le reste : son travail, ses amis, et surtout moi. J’étais devenue invisible, ou pire, un poids supplémentaire. Chaque jour, elle me lançait des regards lourds de reproches : « Tu pourrais l’aider à manger, tu pourrais au moins faire ça ! » Mais j’avais seize ans, j’étouffais déjà sous la pression des cours et des devoirs. Je n’étais pas préparée à devenir aide-soignante.
Le soir du bac, j’ai pris ma décision. J’ai attendu qu’elle s’endorme devant la télé, épuisée par une nouvelle crise de Lucas. J’ai glissé mes affaires dans un sac et je suis partie sans un bruit. J’ai marché jusqu’à la gare de Lyon, le cœur battant à tout rompre. Dans le train pour Paris, j’ai pleuré en silence. Je savais que je brisais quelque chose d’irréparable.
Au début, j’ai cru que la distance suffirait à apaiser la douleur. Mais très vite, les messages ont commencé à pleuvoir. « Tu es une lâche », « Tu n’es plus ma fille », « Si Lucas meurt, ce sera ta faute ». Parfois, elle m’envoyait des photos de lui allongé sur son lit médicalisé, les yeux vides. D’autres fois, elle me suppliait de revenir : « Je n’en peux plus sans toi ». Mais dès que je répondais, la colère reprenait le dessus.
Je me souviens d’un soir où j’ai craqué. J’ai décroché quand elle a appelé d’un numéro inconnu.
— Camille ? Tu vas enfin répondre ?
— Maman…
— Tu te rends compte de ce que tu fais ? Lucas a fait une crise aujourd’hui ! Il a demandé après toi !
— Je ne peux pas revenir… Je ne peux pas…
— Tu es une honte ! Une honte !
J’ai raccroché en hurlant. Mes voisins ont frappé contre le mur pour me faire taire. J’ai passé la nuit à pleurer sur le carrelage froid de la salle de bains.
À la fac, je fais semblant d’aller bien. Mes amis s’appellent Chloé et Antoine ; ils croient que je suis venue à Paris pour suivre mes rêves. Mais la vérité, c’est que je fuis un cauchemar. Parfois, je croise des familles heureuses dans les parcs et j’ai envie de hurler. Pourquoi moi ? Pourquoi ma mère ne peut-elle pas comprendre que j’avais besoin de vivre ?
Je travaille dans un café près de Pigalle pour payer mon loyer. Le patron, Monsieur Lefèvre, est gentil mais il sent bien que quelque chose cloche chez moi. Un jour, il m’a demandé :
— Ça va chez toi ?
J’ai failli éclater de rire. Chez moi ? Où est-ce que c’est, chez moi ?
La solitude me ronge. Parfois je culpabilise tellement que j’envisage de rentrer. Mais chaque message de ma mère me rappelle pourquoi je suis partie. Elle ne veut pas d’aide ; elle veut une coupable. Elle veut que je porte sa douleur comme une croix.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits gris de Paris, j’ai reçu un message différent : « Lucas va plus mal. Il ne passera peut-être pas l’hiver. » Mon cœur s’est arrêté. Je me suis assise sur le rebord de la fenêtre et j’ai regardé les lumières de la ville s’éteindre une à une. J’ai pensé à Lucas, à ses yeux doux quand il était encore en bonne santé. À nos parties de cache-cache dans le jardin de notre maison en banlieue lyonnaise.
J’ai voulu appeler l’hôpital pour prendre des nouvelles mais j’ai eu peur qu’on me reconnaisse et qu’on prévienne ma mère. Alors j’ai écrit une lettre à Lucas. Je lui ai dit que je l’aimais, que je n’avais jamais voulu l’abandonner mais que je n’étais pas assez forte pour rester.
Je ne sais pas s’il l’a reçue.
Aujourd’hui encore, je vis avec cette culpabilité qui me ronge comme un poison lent. Je me demande si un jour je pourrai pardonner à ma mère… ou à moi-même.
Est-ce qu’on a le droit de fuir pour survivre ? Est-ce qu’on peut aimer sa famille sans se sacrifier entièrement ?