Entre les murs du silence : Mon combat avec la culpabilité d’avoir placé Maman en maison de retraite

— Tu ne comprends donc pas, Robert ? Tu l’abandonnes !

La voix de Claire résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. C’était il y a trois semaines, dans la cuisine de notre appartement lyonnais, un matin gris où le café avait un goût amer. Je me revois, debout devant la fenêtre embuée, les mains tremblantes, incapable de soutenir son regard. Maman était déjà partie, installée depuis la veille à la résidence Les Glycines, à Villeurbanne. Je n’avais pas dormi de la nuit.

Je me souviens de son sourire fatigué quand je l’ai laissée là-bas. Elle a posé sa main sur la mienne :

— Ça va aller, mon petit. Tu as fait ce qu’il fallait.

Mais ses yeux disaient autre chose. De la peur, peut-être. Ou de la résignation. Depuis ce jour, je vis avec une boule dans la gorge, un poids sur la poitrine qui ne me quitte plus.

Claire ne me parle presque plus. Elle m’en veut. Elle dit que j’aurais pu faire autrement, que j’aurais dû prendre un congé, aménager l’appartement, embaucher une aide à domicile. Mais elle oublie que je suis seul avec deux enfants à charge, un boulot d’informaticien qui me laisse à peine le temps de respirer, et une ex-femme qui ne veut plus entendre parler de responsabilités familiales.

Le soir, quand je rentre du travail, l’appartement est silencieux. Les enfants sont chez leur mère cette semaine. Je m’assois dans le salon, face à la photo de Maman prise l’été dernier dans le jardin du parc de la Tête d’Or. Elle riait aux éclats ce jour-là, entourée de ses petits-enfants. Comment ai-je pu en arriver là ?

Je repense à ces derniers mois : les chutes répétées, les oublis, les médicaments éparpillés sur la table basse. La nuit où je l’ai retrouvée assise dans le couloir, incapable de se souvenir où elle était. J’ai eu peur. Peur qu’il lui arrive quelque chose quand je ne suis pas là. Peur d’être un mauvais fils si je ne faisais rien.

Mais aujourd’hui, je me demande si j’ai vraiment fait ce qu’il fallait. Est-ce que j’ai choisi la facilité ? Est-ce que j’ai sacrifié ma mère sur l’autel de mon confort ?

Hier, je suis allé lui rendre visite. La résidence est propre, lumineuse, mais elle sent ce mélange d’eau de Javel et de tristesse qui colle à la peau. Maman était assise près de la fenêtre, regardant les arbres du jardin intérieur.

— Tu sais, Robert, ici les gens sont gentils… Mais ce n’est pas chez moi.

Elle a serré ma main plus fort que d’habitude. J’ai senti ses doigts trembler.

— Tu me manques, tu sais ?

J’ai voulu lui dire que moi aussi, qu’elle me manque chaque seconde depuis qu’elle est partie. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

En rentrant chez moi, j’ai croisé Madame Dupuis, notre voisine du troisième étage. Elle m’a lancé un regard compatissant :

— Vous avez fait ce qu’il fallait pour votre maman. On ne peut pas tout porter tout seul.

Mais pourquoi alors ai-je l’impression d’avoir trahi celle qui m’a tout appris ?

Le week-end dernier, Claire est venue récupérer quelques affaires de Maman. Elle n’a presque pas parlé. Juste avant de partir, elle s’est arrêtée sur le seuil :

— Tu sais que Maman t’aimait plus que tout…

J’ai cru qu’elle allait ajouter quelque chose, mais elle a simplement baissé les yeux et claqué la porte derrière elle.

Depuis, je tourne en rond dans cet appartement trop grand pour moi seul. Je repense à mon enfance : les dimanches au marché Saint-Antoine avec Maman, l’odeur des croissants chauds, ses mains qui me guidaient dans la foule. Aujourd’hui, c’est moi qui devrais la guider… et pourtant je l’ai confiée à des inconnus.

Je me demande si d’autres vivent ce que je ressens. Si d’autres fils ou filles se réveillent en pleine nuit avec cette angoisse sourde au creux du ventre. Est-ce que quelqu’un peut comprendre ce mélange de soulagement et de honte ?

Je n’arrive pas à en parler autour de moi. Au travail, personne ne sait vraiment ce que je traverse. Les collègues parlent de vacances ou des grèves à la SNCF ; moi je pense à Maman qui attend derrière une porte verrouillée par sécurité.

Parfois je me dis que j’aurais dû insister auprès de Claire pour qu’on trouve une solution ensemble. Mais elle a sa vie à Paris, son cabinet d’avocats et ses week-ends à Deauville…

La nuit dernière, j’ai rêvé que Maman rentrait à la maison. Elle riait comme avant et préparait son fameux gratin dauphinois. Je me suis réveillé en larmes.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Peut-être qu’il n’y avait pas de bonne solution… Juste des compromis douloureux.

Est-ce que vous aussi vous avez connu ce sentiment ? Comment vivre avec cette culpabilité qui ne s’efface jamais ? Est-ce qu’on finit par s’y habituer… ou est-ce qu’on apprend simplement à vivre avec un cœur un peu plus lourd chaque jour ?