Entre le devoir et la culpabilité : le choix impossible
— Tu veux vraiment me mettre à la porte, Claire ?
La voix de mon père, tremblante mais fière, résonne encore dans la cuisine. Il s’est levé tôt, comme chaque matin, pour préparer son café. Mais ce matin-là, je n’ai pas eu le courage de sourire. J’ai posé la lettre de l’EHPAD sur la table, entre son bol et le pot de confiture. Il a compris tout de suite.
— Ce n’est pas ça, papa… Tu sais bien que je veux juste ce qu’il y a de mieux pour toi.
Il détourne les yeux. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une tristesse immense. Depuis le décès de maman, il y a trois ans, il s’est laissé aller. Les volets restent fermés, la poussière s’accumule, et il oublie parfois d’éteindre le gaz. Mais comment lui dire que je n’en peux plus ? Que je ne dors plus la nuit, hantée par la peur qu’il lui arrive quelque chose ?
Mon frère aîné, Julien, n’aide jamais. Il habite à Lyon et se contente d’appeler une fois par mois. Ma sœur Sophie vit à Bordeaux, prise dans ses propres problèmes de couple. Moi, je suis restée à Tours, à vingt minutes de chez papa. C’est moi qui fais les courses, qui gère les papiers, qui l’emmène chez le médecin. Mais aujourd’hui, je craque.
— Tu veux m’enfermer avec des vieux qui attendent la mort ?
Sa voix se brise. Je voudrais lui dire que ce n’est pas vrai, que l’EHPAD est lumineux, qu’il y a un jardin et des activités. Mais je sais qu’il ne me croira pas. Pour lui, c’est la fin de tout.
Je me souviens de mon enfance : papa qui nous emmenait pique-niquer au bord du Cher, papa qui bricolait des cabanes dans le jardin, papa qui riait fort en découpant le rôti du dimanche. Où est passé cet homme ?
Le soir même, j’appelle Julien.
— Tu ne peux pas comprendre, tu n’es jamais là !
— Arrête Claire, tu dramatises. Papa est encore lucide.
— Lucide ? Il a laissé couler l’eau toute une nuit ! Il ne se souvient même plus du code de l’immeuble !
Julien soupire. Je sens qu’il voudrait être ailleurs.
— On n’a pas les moyens de payer une aide à domicile tous les jours. Et toi, tu travailles à plein temps…
Je raccroche en larmes. Pourquoi suis-je la seule à porter ce fardeau ? Pourquoi la société attend-elle toujours des filles qu’elles s’occupent des parents ?
Le lendemain, Sophie débarque sans prévenir.
— Tu exagères, Claire. Papa va mal parce qu’il se sent seul. On devrait organiser plus de repas en famille.
Je ris jaune.
— Facile à dire quand on habite à 300 kilomètres !
Papa nous écoute depuis le couloir. Il s’approche lentement.
— Je ne veux pas être un poids pour vous…
Son regard me transperce. Je voudrais hurler que non, il n’est pas un poids. Mais au fond de moi, je sais que c’est faux. Je suis épuisée.
Les semaines passent. Papa tombe dans l’escalier. Rien de grave, mais c’est la goutte d’eau. L’assistante sociale me dit qu’il faut agir vite.
Le jour du déménagement arrive. Papa refuse de faire ses valises.
— Je préfère mourir ici que finir dans un mouroir !
Je m’effondre sur le canapé.
— Tu crois que ça m’amuse ? Tu crois que j’ai envie de te voir partir ? Mais je n’y arrive plus toute seule…
Il me regarde longtemps. Puis il prend ma main.
— Tu fais ce que tu peux, ma fille…
Dans la voiture qui nous emmène vers l’EHPAD « Les Jardins du Val », je serre sa main si fort que j’en ai mal aux doigts. Il ne dit rien. Je pleure en silence.
À l’accueil, une infirmière souriante nous souhaite la bienvenue. Papa ne répond pas. Il s’assoit sur son lit neuf et fixe le mur blanc.
Les jours suivants sont un calvaire. Il refuse de manger, ne parle à personne. Je viens tous les soirs après le travail, mais il me repousse.
— Tu m’as abandonné.
Un soir, je croise une autre fille dans le couloir. Elle pleure aussi.
— On fait ce qu’on peut… Mais on se sent toujours coupable.
Je comprends alors que je ne suis pas seule.
Petit à petit, papa s’habitue. Il participe à un atelier peinture, il se fait un ami : René, ancien facteur comme lui. Il rit parfois quand je viens le voir.
Mais la culpabilité ne me quitte pas. Julien et Sophie viennent rarement. Je gère tout : les papiers, les visites médicales, les anniversaires oubliés.
Un dimanche après-midi, alors que nous regardons ensemble un vieux film de Louis de Funès sur son petit écran, il me prend la main.
— Merci d’avoir eu le courage de faire ce que moi je n’aurais jamais pu faire pour mes parents…
Je fonds en larmes.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Est-ce cela aimer ses parents : accepter de les voir partir ailleurs pour mieux les protéger ? Ou bien ai-je cédé à la facilité ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?