Entre le Devoir et la Culpabilité : Chronique d’un Fils Perdu

— Papa, il faut qu’on parle.

Sa voix tremblait, la mienne aussi. Nous étions assis dans la cuisine, cette pièce qui avait vu tant de petits déjeuners partagés, de disputes pour des broutilles, de silences lourds après la mort de maman. Mon père, Henri, me fixait avec ses yeux fatigués, cherchant dans mon regard une explication à cette soudaine gravité.

— Tu veux encore me priver de mes clés ? Tu crois que je suis fou ?

J’ai senti mon cœur se serrer. Non, il n’était pas fou. Mais il avait oublié le gaz allumé deux fois ce mois-ci, et la dernière chute dans l’escalier avait laissé une trace violette sur sa tempe. J’ai repensé à la nuit où j’avais reçu l’appel de l’hôpital de Pontoise : « Votre père a fait une mauvaise chute. » Cette phrase résonnait encore dans ma tête comme un glas.

— Papa… Ce n’est pas ça. Mais tu sais bien que…

Il m’a coupé, la voix rauque :

— Je sais que tu veux te débarrasser de moi. Comme tout le monde.

Je me suis levé brusquement, envahi par une colère sourde. Comment pouvait-il penser ça ? N’avait-il pas tout sacrifié pour nous ? Trois enfants élevés seul après le cancer foudroyant de maman. Des années à se lever à l’aube pour son boulot d’ouvrier à la SNCF, à rentrer tard, les mains noires de cambouis et le dos cassé. Et maintenant, c’était moi qui devais décider de son sort ?

Ma sœur Claire est arrivée en trombe, posant son sac sur la table.

— Julien, tu as parlé à Papa ?

— Oui. Il croit qu’on veut l’abandonner.

Elle a soupiré, les yeux rougis par la fatigue.

— Je n’en dors plus. Avec les enfants, le boulot… Je ne peux pas l’accueillir chez moi. Et toi ?

J’ai baissé les yeux. Mon appartement parisien était minuscule, ma femme enceinte du deuxième… Impossible. Mon frère Luc, lui, s’était déjà défilé : « Je peux aider financièrement mais pas plus. »

Le silence s’est installé, pesant. Mon père a murmuré :

— Je préfère mourir chez moi que finir dans un mouroir.

Cette phrase m’a transpercé. J’ai pensé à tous ces reportages sur les EHPAD en France, aux scandales, aux images d’anciens assis devant des téléviseurs muets. Mais il y avait aussi les soignants dévoués, les animations, les visites… Était-ce vraiment si terrible ? Ou était-ce notre propre peur de vieillir qui nous paralysait ?

Le soir-même, j’ai appelé Luc.

— Tu sais que Papa ne veut pas partir.

— On n’a pas le choix ! Tu veux qu’il mette le feu à la baraque ? On ne peut pas tout porter sur nos épaules !

J’ai raccroché, vidé. J’ai repensé à mon enfance : les vacances à Saint-Malo, Papa qui riait en nous jetant dans les vagues glacées. Où était passé ce géant ?

Le lendemain, j’ai accompagné mon père visiter une maison de retraite à Cergy. Il n’a pas dit un mot durant tout le trajet. La directrice, Madame Lefèvre, nous a accueillis avec un sourire chaleureux.

— Ici, on essaie de recréer une ambiance familiale. Les résidents participent aux repas, il y a un jardin…

Mon père a regardé par la fenêtre. Un vieux monsieur jouait aux dominos avec sa petite-fille.

— Ce n’est pas chez moi, a-t-il soufflé.

Sur le chemin du retour, il s’est tourné vers moi :

— Tu fais ce que tu veux. Mais sache que je t’en voudrai toute ma vie.

Cette phrase m’a hanté des nuits entières. J’ai consulté des forums, parlé à des collègues. Tous avaient une histoire similaire : un parent vieillissant, des frères et sœurs divisés, la culpabilité qui ronge.

Finalement, nous avons pris la décision. Le jour du déménagement, mon père a refusé de me regarder dans les yeux.

— Tu as fait ton choix. Moi aussi.

Il a cessé de m’appeler pendant des semaines. J’allais le voir chaque dimanche ; il restait distant, muré dans son silence. Un jour pourtant, alors que je partais, il m’a attrapé la main.

— Tu sais… Je comprends pourquoi tu l’as fait. Mais ça fait mal quand même.

J’ai pleuré comme un enfant ce soir-là. Parce qu’il avait raison : on ne choisit jamais vraiment entre le devoir et l’amour. On fait juste ce qu’on peut.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je été un bon fils ? Aurais-je pu faire autrement ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?