Entre Deux Mondes : Le Choix d’une Fille

— Tu ne peux pas faire ça, Camille ! s’écria ma mère, les yeux rougis par la colère et la peur. Tu ne peux pas nous effacer de ta vie comme ça, pas après tout ce qu’on a fait pour toi !

Je me tenais debout dans le salon de leur appartement à Nantes, le cœur battant si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. Mon beau-père, Jean-Luc, restait silencieux, les bras croisés, son visage fermé. Depuis que j’avais annoncé que ni lui ni ma mère ne seraient invités à mon mariage, la tension était devenue insupportable.

Je me souviens encore du jour où tout a basculé. J’avais huit ans quand mes parents ont divorcé. Mon père, François, était parti vivre à Lyon. Ma mère a rapidement rencontré Jean-Luc, un homme autoritaire qui a imposé ses règles dans notre vie. Très vite, les visites chez mon père sont devenues rares, puis inexistantes. « Il n’est pas bon pour toi », répétait ma mère. « Il t’a abandonnée. » Mais je savais que ce n’était pas vrai. Je recevais parfois des lettres de mon père, que ma mère déchirait devant moi sans un mot.

— Tu ne comprends pas, maman, soufflai-je ce soir-là. Vous m’avez privée de mon père. Vous avez décidé pour moi ce qui était bon ou mauvais, sans jamais me demander ce que je ressentais.

Jean-Luc intervint enfin, sa voix grave résonnant dans la pièce :
— On t’a élevée comme notre propre fille. Tu étais mieux ici qu’avec cet homme instable.

Je sentis une boule se former dans ma gorge. Pendant des années, j’avais cru que c’était normal de ne pas voir son père. Mais en grandissant, j’ai compris que quelque chose clochait. À l’adolescence, j’ai fouillé dans les papiers de ma mère et retrouvé une vieille adresse de mon père. J’ai hésité des semaines avant de lui écrire.

Sa réponse fut immédiate et bouleversante :
« Ma chérie, je n’ai jamais cessé de penser à toi. J’ai essayé de te voir, mais ta mère me l’a interdit. Je t’aime plus que tout. »

J’ai pleuré toute la nuit en lisant cette lettre. J’ai compris alors que j’avais été manipulée, privée d’un amour essentiel. Mais comment pardonner ? Comment affronter ma mère et Jean-Luc ?

Les années ont passé. J’ai poursuivi mes études à Rennes, loin d’eux. J’ai renoué avec mon père, doucement, maladroitement. Il m’a présenté sa nouvelle compagne, Sylvie, et m’a parlé de ses regrets. Nous avons appris à nous connaître à nouveau.

Quand j’ai rencontré Thomas, mon fiancé, il a tout de suite compris la complexité de ma famille. Il m’a soutenue lorsque j’ai décidé d’inviter uniquement mon père à notre mariage.

Le téléphone n’a pas cessé de sonner ces dernières semaines :
— Camille, tu ne peux pas faire ça à ta mère !
— Après tout ce qu’elle a fait pour toi…
— Jean-Luc t’a élevée comme sa propre fille !

Mais personne ne me demandait pourquoi j’avais pris cette décision. Personne ne voulait entendre ma douleur.

Un soir, alors que je dînais avec Thomas, il m’a pris la main :
— Tu sais que tu n’es pas obligée de te justifier. C’est ton histoire, ton choix.

Mais le doute me rongeait. Avais-je le droit d’exclure ceux qui m’avaient élevée ? Ou devais-je enfin penser à moi et à ce dont j’avais besoin pour avancer ?

La veille du mariage, ma mère est venue chez moi sans prévenir. Elle avait l’air fatiguée, plus vieille soudainement.
— Camille… Je t’en supplie… Laisse-nous venir. Je sais que tu m’en veux mais… Je suis ta mère.

J’ai senti mes défenses s’effondrer un instant.
— Maman… Tu ne m’as jamais laissée choisir. Tu as décidé qui j’avais le droit d’aimer. Aujourd’hui, c’est moi qui décide.

Elle est partie en pleurant.

Le lendemain, en voyant mon père m’attendre devant la mairie, j’ai compris que j’avais fait le bon choix. Il avait les yeux humides d’émotion.
— Je suis tellement fier de toi, Camille.

À la fête, certains invités murmuraient dans mon dos. Mais pour la première fois depuis longtemps, je me sentais libre.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce égoïste de vouloir se protéger ? Peut-on vraiment pardonner à ceux qui nous ont blessés au nom de l’amour ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?