Entre Deux Mères, Entre Deux Mondes : Mon Été avec Emma
« Tu pourrais au moins essayer d’être gentille avec Emma ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du frigo, les yeux rivés sur la bouteille de lait, espérant que le froid apaise la brûlure de ses mots. Emma, assise à la table, me lance un regard dédaigneux, un demi-sourire moqueur aux lèvres.
« C’est pas grave, maman. Si elle veut pas me parler, c’est son problème. » Sa voix traîne, faussement innocente. Je sens mes joues s’enflammer. Depuis que maman a épousé Philippe, tout tourne autour d’Emma : ses caprices, ses remarques cinglantes, sa façon de s’approprier la maison comme si elle y avait toujours vécu. Moi, je me sens étrangère dans mon propre salon.
Avant, c’était différent. Les étés sentaient le sable chaud et les crêpes au beurre salé chez mes grands-parents à Douarnenez. Papa m’emmenait pêcher à l’aube, on riait en rentrant trempés par la pluie bretonne. Ici, à Nantes, tout est plus froid, plus tendu. Maman court partout pour plaire à Philippe et à sa fille. Moi, je deviens invisible.
Ce soir-là, après le dîner, maman me rejoint dans ma chambre. Elle s’assied sur le lit, l’air fatigué. « Ma chérie, je sais que c’est difficile… Mais Emma aussi souffre de ce changement. Tu pourrais faire un effort ? »
Je détourne les yeux. « Elle ne veut pas de moi. Elle me déteste. »
Maman soupire. « Ce n’est pas vrai… Elle est maladroite, c’est tout. »
Mais ce n’est pas de la maladresse. C’est de la cruauté déguisée en humour. Comme ce jour où elle a vidé mon sac devant ses copines pour se moquer de mon vieux portable et de mes carnets pleins de dessins. Ou quand elle a dit à Philippe que j’étais « bizarre » parce que je préférais lire plutôt que sortir avec eux.
Le lendemain matin, maman insiste pour qu’on parte toutes les deux avec Emma au marché du samedi. Les étals débordent de fraises et de galettes fraîches ; l’air sent la mer et le caramel chaud. Mais Emma traîne derrière nous, scotchée à son téléphone.
« Tu veux goûter une fraise ? » propose maman.
Emma hausse les épaules : « J’aime pas les trucs bio de province… »
Je serre les dents. Je voudrais lui dire qu’ici, c’est chez moi ; que ces odeurs et ces couleurs font partie de mon enfance. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Plus tard, alors qu’on rentre à pied sous le crachin breton, Emma me lance : « Tu sais que t’es bizarre ? T’as jamais envie de t’amuser ? »
Je m’arrête net. « Peut-être que j’ai pas envie de m’amuser avec toi ! »
Elle éclate de rire : « T’es jalouse parce que ta mère préfère mon père ! »
Je sens mes yeux piquer. Je cours jusqu’à la maison et claque la porte de ma chambre.
Les jours passent et rien ne s’arrange. Maman fait des efforts désespérés pour organiser des sorties « en famille », mais tout sonne faux. Philippe essaie d’être gentil mais il ne comprend rien à ce qui se joue entre nous.
Un soir d’orage, alors que je dessine sur mon lit pour oublier le bruit des disputes en bas, Emma entre sans frapper.
« Pourquoi tu me détestes ? » demande-t-elle brusquement.
Je relève la tête, surprise par la sincérité dans sa voix.
« Je te déteste pas… Mais tu rends tout si difficile… »
Elle s’assied sur le tapis, joue avec une mèche de ses cheveux blonds.
« J’ai jamais eu de sœur… J’sais pas comment faire… Et puis… T’as l’air de tellement aimer ton père… Moi j’ai plus personne depuis que maman est partie… »
Son aveu me désarme. Je vois enfin la tristesse derrière sa carapace d’ironie.
« C’est pas facile pour moi non plus… » je murmure.
On reste là un moment sans parler. Pour la première fois, je sens qu’un pont fragile se construit entre nous.
Mais le lendemain, tout recommence : Emma redevient distante, piquante. Maman s’épuise à vouloir nous rapprocher. Je rêve de repartir chez mes grands-parents, loin de cette tension permanente.
À la fin de l’été, alors que je fais ma valise pour Douarnenez, maman me prend dans ses bras.
« Je t’aime tu sais… Même si j’ai l’impression de tout rater avec vous deux… »
Je serre fort contre elle. « C’est pas ta faute… Peut-être qu’on a juste besoin de temps… »
Dans le train qui m’emmène vers la mer, je regarde défiler les paysages bretons et je pense à Emma. Est-ce qu’on arrivera un jour à s’accepter ? Est-ce qu’on peut vraiment choisir sa famille ?
Et vous… Est-ce qu’on doit forcer l’amour entre demi-frères et sœurs ? Ou faut-il accepter que parfois, le cœur met du temps à s’ouvrir ?