Entre deux foyers : le choix impossible de Claire

« Claire, tu as oublié de repasser mes chemisiers ! » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je serre les poings, les bras chargés de sacs de courses, mon manteau encore sur le dos. Il est 19h30, je viens de finir ma journée à l’école primaire où j’enseigne, et je n’ai qu’une envie : retrouver mes enfants, Léa et Thomas, qui m’attendent à la maison avec Paul, mon mari. Mais je suis ici, dans l’appartement étroit de ma mère à Montreuil, à courir après des tâches qui ne finissent jamais.

« Je vais le faire, maman », je souffle, la gorge serrée. Elle ne me regarde même pas. Elle s’installe dans son fauteuil, allume la télévision et zappe sans un mot de remerciement. Depuis la mort de papa il y a cinq ans, elle s’est accrochée à moi comme à une bouée. Mais parfois, j’ai l’impression d’être en train de me noyer.

Mon téléphone vibre : un message de Paul. « Les enfants demandent où tu es. Tu rentres bientôt ? » Je sens la culpabilité me ronger. Je tape vite : « J’arrive dès que possible. » Mais je sais que ce « possible » est un mot vide, un mensonge que je me répète chaque soir.

Je repasse les chemisiers en silence. Ma mère soupire bruyamment. « Tu pourrais au moins faire attention aux plis. »

Un jour, Léa m’a demandé : « Maman, pourquoi tu es toujours fatiguée ? » J’ai souri tristement. Comment lui expliquer que je vis pour deux familles ? Que chaque minute passée ici est une minute volée à mes propres enfants ?

Le samedi matin, alors que je prépare le petit-déjeuner chez moi, le téléphone sonne. C’est encore elle. « Claire, il n’y a plus de lait. Tu peux passer ? »

Paul me regarde d’un air las. « Tu ne peux pas lui dire non, juste une fois ? »

Je baisse les yeux. « Elle est seule… »

Il soupire. « Et nous alors ? Tu ne vois pas que tu t’épuises ? »

Je sens les larmes monter. Je voudrais crier, partir loin, mais je prends mon manteau et je sors sous la pluie fine de novembre.

Chez ma mère, l’odeur de renfermé me donne la nausée. Elle me tend sa liste de courses sans un sourire. « Dépêche-toi, j’ai mon émission préférée à 11h. »

Je fais les courses en courant, je range tout dans ses placards, je nettoie la cuisine. À midi, elle me reproche d’avoir acheté du pain trop cuit.

Le soir venu, Paul m’attend dans le salon. Les enfants dorment déjà.

« Claire, ça ne peut plus durer », dit-il doucement. « Tu n’es plus toi-même. Tu cries pour un rien, tu pleures la nuit… On a besoin de toi ici aussi. »

Je m’effondre sur le canapé. « Je ne sais pas comment faire… Si je lui dis non, elle va se sentir abandonnée… »

Il prend ma main. « Et toi ? Tu ne t’abandonnes pas un peu chaque jour ? »

Les semaines passent et la tension monte. Un matin, Léa fait une crise d’asthme à l’école et je suis chez ma mère à nettoyer ses vitres. Quand je reçois l’appel de l’infirmière scolaire, mon cœur s’arrête. Je fonce à l’école en courant.

Léa est pâle mais va bien. Mais ce jour-là, quelque chose se brise en moi.

Le soir même, j’annonce à Paul : « Je dois parler à maman. »

Le lendemain, j’arrive chez elle avec le cœur battant.

« Maman… Il faut qu’on parle », dis-je d’une voix tremblante.

Elle fronce les sourcils. « Qu’est-ce qu’il y a encore ? »

Je prends une grande inspiration. « Je ne peux plus venir tous les jours. J’ai ma famille aussi… Je peux passer une fois par semaine pour t’aider, mais pas plus. »

Un silence glacial s’installe.

« Tu veux m’abandonner comme tout le monde ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ? »

Ses mots me transpercent le cœur.

« Ce n’est pas ça… Mais je suis épuisée… Mes enfants ont besoin de moi… »

Elle détourne la tête, blessée dans sa fierté et sa solitude.

Je rentre chez moi en larmes mais soulagée d’avoir parlé.

Les jours suivants sont difficiles. Ma mère ne répond plus à mes appels. Je culpabilise mais je retrouve peu à peu le sourire auprès de mes enfants.

Un dimanche matin, elle m’appelle enfin.

« Claire… Tu peux venir prendre le thé ? »

Sa voix est moins dure, presque fragile.

J’y vais avec Léa et Thomas. Ma mère les regarde jouer dans le salon et je vois une larme couler sur sa joue ridée.

« Tu sais… Je n’ai jamais voulu te faire du mal », murmure-t-elle.

Je prends sa main dans la mienne.

Depuis ce jour-là, notre relation a changé. J’ai appris à poser des limites, à dire non sans culpabiliser — ou du moins à essayer.

Mais parfois, la nuit, je me demande : est-ce égoïste de choisir son propre bonheur ? Peut-on vraiment aimer sans se sacrifier entièrement ?