Entre Deux Feux : Le Prix d’un Toit et d’une Famille
« Tu comprends, Lucie, c’est maintenant ou jamais. » La voix de ma mère résonnait dans la petite cuisine, entre le bruit du lave-vaisselle et les sanglots étouffés de mon fils dans la chambre. Elle venait de m’annoncer qu’elle pouvait nous aider à acheter un appartement, un deux-pièces dans le 12ème arrondissement, pas loin du bois de Vincennes. J’ai senti mes mains trembler sur la tasse de thé. C’était le rêve de toute une vie : sortir enfin de notre location humide, offrir à Paul et à notre petit Arthur un vrai foyer.
Mais Paul, assis en face de moi, gardait les bras croisés et le regard fuyant. « On ne peut pas accepter cet argent, Lucie. Mon père a besoin de nous. Il ne peut plus payer son loyer à Lyon, il est trop malade pour travailler. Si on prend l’argent pour l’appartement, on le laisse tomber. »
J’ai senti la colère monter. « Et nous alors ? On doit toujours passer après ? Tu sais ce que c’est d’élever un enfant dans 40m² avec des moisissures ? »
Paul s’est levé brusquement. « Ce n’est pas pareil ! Mon père n’a personne d’autre ! »
Le silence est tombé, lourd comme une chape de plomb. Je voyais déjà les murs gris de notre appartement actuel, la fuite d’eau dans la salle de bain, les nuits blanches à cause des voisins bruyants. Mais je voyais aussi le visage fatigué du père de Paul, ses mains tremblantes quand il essayait d’ouvrir une boîte de médicaments.
Le lendemain matin, ma mère m’a appelée. « Lucie, tu dois penser à toi maintenant. Tu as toujours tout donné pour les autres. Cet argent, c’est pour toi et Arthur. »
Je n’ai rien répondu. Je savais qu’elle avait raison, mais comment expliquer à Paul que je voulais choisir notre avenir plutôt que sauver son père ?
Les jours suivants ont été un enfer. Paul rentrait tard du travail, évitant la conversation. Arthur me demandait pourquoi papa était triste. Ma mère m’envoyait des annonces immobilières par SMS. Je me sentais coupable à chaque respiration.
Un soir, alors que je préparais des pâtes au beurre pour Arthur, Paul est rentré plus tôt que d’habitude. Il s’est assis en silence à table.
« J’ai appelé mon père aujourd’hui », a-t-il murmuré. « Il a pleuré. Il m’a dit qu’il ne voulait pas être un poids pour nous… Mais il n’a personne d’autre, Lucie. »
J’ai posé la cuillère et j’ai pris sa main. « Et nous ? On fait quoi ? On attend encore dix ans pour avoir un chez-nous ? »
Il a haussé les épaules, les yeux embués. « Je ne sais pas… »
La nuit suivante, j’ai fait un cauchemar : je courais dans un couloir sans fin, poursuivie par les voix de ma mère et du père de Paul qui m’appelaient chacun de leur côté. Je me suis réveillée en sueur.
Le week-end suivant, ma mère est venue garder Arthur pour que Paul et moi puissions aller voir l’appartement. C’était parfait : lumineux, calme, avec une petite cour intérieure où Arthur pourrait jouer. J’ai vu dans les yeux de Paul une lueur d’envie… puis elle s’est éteinte.
Sur le chemin du retour, il a explosé : « Tu veux vraiment qu’on laisse mon père à la rue ? Tu pourrais vivre avec ça ? »
J’ai crié aussi fort que lui : « Et toi ? Tu pourrais vivre en sachant que tu sacrifies notre fils pour ton père ? »
On s’est tus tout le reste du trajet.
Le soir même, j’ai pris une décision folle : j’ai appelé le père de Paul moi-même.
« Monsieur Martin ? C’est Lucie… Je voulais vous demander… Si on vous aide un peu chaque mois, est-ce que ça suffirait ? Parce qu’on a aussi besoin d’un chez-nous… »
Il a eu un long silence au bout du fil. Puis il a dit doucement : « Lucie… Je ne veux pas que vous vous ruiniez pour moi. Je peux aller en foyer si besoin… Mais je veux que mon petit-fils ait une vraie maison. »
J’ai pleuré après avoir raccroché.
Le lendemain matin, j’ai proposé à Paul un compromis : prendre l’appartement avec l’aide de ma mère, mais mettre de côté chaque mois une petite somme pour aider son père à distance. Ce ne serait pas assez pour tout payer, mais ce serait déjà ça.
Paul a accepté en silence, les larmes aux yeux.
Aujourd’hui, nous avons emménagé dans notre nouveau chez-nous. Arthur court dans la cour en riant. Mais chaque fois que je regarde Paul fixer son téléphone en attendant des nouvelles de son père, je me demande si j’ai fait le bon choix.
Est-ce qu’on peut vraiment tout avoir ? Ou faut-il forcément sacrifier une partie de soi pour avancer ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?