Entre Deux Feux : Le Choix Impossible
« Tu ne comprends pas, Camille ! C’est mon père, il a besoin de nous ! »
La voix de Julien résonne encore dans la cuisine exiguë de notre appartement de la Croix-Rousse. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de février. Ma mère vient de partir, laissant sur la table une enveloppe épaisse, pleine d’espoir et de promesses : l’apport pour acheter enfin un studio à notre nom. Après sept ans à vivre dans des locations précaires, à déménager au gré des caprices des propriétaires ou des voisins bruyants, je croyais toucher du doigt la stabilité.
Mais Julien n’a pas dormi de la nuit. Son père, Michel, vient d’apprendre qu’il souffre d’un cancer du pancréas. Les traitements coûtent cher, même avec la Sécurité sociale et la mutuelle. Sa mère, Monique, est épuisée, et leur maison à Villeurbanne tombe en ruine. Julien veut tout donner pour son père. Moi, je veux offrir un foyer à notre fille Lucie, trois ans, qui ne comprend pas pourquoi on change toujours de chambre.
« Et moi alors ? Et Lucie ? On n’a pas le droit d’avoir un chez-nous ? » Ma voix se brise. Je me sens égoïste, mais aussi terriblement lasse.
Julien s’effondre sur une chaise. Il cache son visage dans ses mains. « Je sais… Mais si on ne fait rien pour lui, je ne me le pardonnerai jamais. »
Je repense à toutes ces années où j’ai rêvé d’un vrai chez-nous. À chaque fois que Lucie demandait pourquoi elle ne pouvait pas accrocher ses dessins sur les murs. À chaque fois que ma mère me disait : « Tu sais, Camille, il faut penser à l’avenir. »
Le soir même, ma mère m’appelle. « Alors, vous avez réfléchi ? » Sa voix est douce mais inquiète. Je sens qu’elle devine le conflit qui me ronge.
« Julien veut aider son père… Il est très malade. »
Un silence pesant s’installe. « Je comprends… Mais tu ne peux pas toujours t’oublier pour les autres, ma chérie. Tu as aussi une famille à protéger. »
Je raccroche en pleurant. Je me sens prise au piège entre deux familles, deux amours impossibles à concilier.
Les jours passent. Julien s’enferme dans le silence ou s’emporte pour un rien. Lucie fait des cauchemars et réclame son papa qui n’a plus la force de jouer avec elle.
Un soir, alors que je range les jouets dans le salon, j’entends Julien parler au téléphone avec sa sœur, Sophie :
« On ne peut pas demander ça à Camille… Elle a déjà tant sacrifié… »
Je retiens mon souffle derrière la porte entrouverte.
« Mais tu sais comment est maman… Elle ne tiendra pas le coup toute seule… »
Je me sens coupable d’écouter, mais je comprends enfin l’ampleur du désespoir de Julien.
Le lendemain matin, je propose à Julien d’aller voir son père ensemble. Dans la chambre sombre où Michel repose, je vois dans ses yeux la même peur que dans ceux de mon mari : celle de tout perdre.
En sortant de l’hôpital, Julien me prend la main :
« Je ne veux pas te perdre non plus… Je suis désolé de t’imposer ça… »
Je lui souris tristement :
« On va trouver une solution. Mais il faut qu’on parle tous ensemble. »
Nous organisons un dîner avec ma mère et les parents de Julien. L’ambiance est tendue ; chacun évite le sujet principal jusqu’au dessert.
C’est ma mère qui brise le silence :
« Je veux que vous sachiez que cet argent est pour Camille et sa famille. Mais je comprends l’urgence de votre situation… Peut-être qu’on peut trouver un compromis ? »
Monique éclate en sanglots :
« Je ne veux pas priver Lucie d’un foyer… Mais Michel… il n’a plus beaucoup de temps… »
Julien serre la main de sa mère. Je sens sa détresse.
Finalement, après des heures de discussion, ma mère propose une solution : elle avance une partie de l’argent pour aider Michel à payer ses soins immédiats, et garde le reste pour l’apport du studio. Nous devrons attendre encore un an avant d’acheter notre appartement.
Ce compromis soulage tout le monde en apparence, mais laisse un goût amer dans ma bouche. J’ai l’impression d’avoir trahi mon rêve pour sauver une famille qui n’est pas la mienne — ou peut-être que si ?
Les mois passent. Michel s’affaiblit mais profite des moments avec Lucie qui lui apporte des dessins chaque semaine. Julien retrouve peu à peu le sourire, mais je sens qu’une distance s’est installée entre nous.
Un soir d’automne, alors que je borde Lucie dans son lit provisoire, elle me demande :
« Maman, c’est quand qu’on aura notre maison à nous ? »
Je caresse ses cheveux blonds et retiens mes larmes.
« Bientôt, ma chérie… Bientôt. »
Mais au fond de moi, je me demande : est-ce qu’on aura vraiment un jour ce chez-nous dont je rêve ? Ou bien suis-je condamnée à choisir entre mon bonheur et celui des autres ? Est-ce que vous aussi, vous avez déjà dû sacrifier vos rêves pour ceux que vous aimez ?