Entre Deux Feux : Le Choix d’une Mère
« Tu sais, Émilie… Il faut que je te dise quelque chose. »
La voix de Jean tremblait à peine, mais je sentais déjà le sol se fissurer sous mes pieds. Nous étions dans la cuisine, un mardi soir comme les autres, ou presque. Les enfants, Camille et Lucas, étaient dans leurs chambres, sans doute à discuter sur Discord ou à réviser à la dernière minute. Je me suis retournée, la main encore sur la casserole, et j’ai vu dans ses yeux une peur que je ne lui connaissais pas.
« Je… Je vois quelqu’un d’autre depuis plusieurs mois. »
Le silence a explosé dans la pièce. J’ai senti mon cœur s’arrêter, puis repartir en vrille. Les mots tournaient dans ma tête comme une mauvaise chanson qu’on ne peut pas oublier. J’ai voulu hurler, pleurer, le gifler peut-être. Mais rien n’est sorti. Je me suis contentée de m’asseoir, les mains tremblantes.
« Tu plaisantes ? » ai-je murmuré.
Il a secoué la tête, les yeux baissés. « Je suis désolé… Je ne voulais pas te blesser. »
J’ai ri, un rire sec et amer. « Tu ne voulais pas me blesser ? Tu pensais à qui alors ? À elle ? À toi ? Aux enfants ? »
Il n’a rien répondu. J’ai senti la colère monter, brûlante, mais aussi une tristesse immense. Comment avais-je pu ne rien voir venir ? Étions-nous devenus ces couples qui se croisent sans se regarder ?
La nuit suivante a été un supplice. J’entendais Camille rire dans sa chambre, Lucas crier sur son jeu vidéo. Eux ne savaient rien encore. J’ai pleuré en silence, recroquevillée sur le canapé du salon. Au petit matin, Jean était déjà parti travailler. Un mot sur la table : « On parlera ce soir. »
Mais comment parler quand tout est brisé ?
Les jours suivants ont été un théâtre absurde. Jean et moi faisions semblant devant les enfants. Je souriais à Camille quand elle me montrait ses notes, j’encourageais Lucas pour son match de handball. Mais à l’intérieur, je n’étais plus qu’un champ de ruines.
Un soir, alors que je débarrassais la table, Camille est venue me voir.
« Maman… Vous vous disputez avec papa ? »
J’ai senti ma gorge se serrer. Elle avait quinze ans, mais elle comprenait déjà trop de choses.
« Non… Enfin si… On traverse une période compliquée. »
Elle a baissé les yeux. « Tu sais, Lucas a entendu papa parler au téléphone avec une femme… Il croit que tu vas partir. »
Mon cœur s’est brisé une seconde fois. Les enfants savaient déjà. Je me suis assise à côté d’elle.
« Camille… Je ne vais pas partir. Mais il faut qu’on parle tous ensemble. »
Le lendemain soir, j’ai réuni tout le monde dans le salon. Jean était tendu, les enfants inquiets.
« Papa et moi avons des choses à vous dire… »
Jean a pris la parole d’une voix blanche : « J’ai fait une erreur… J’ai vu quelqu’un d’autre… Mais je vous aime tous très fort. »
Lucas a éclaté : « Tu nous as trahis ! »
Camille s’est mise à pleurer en silence.
J’ai voulu les prendre dans mes bras, mais ils se sont éloignés.
Les semaines suivantes ont été un enfer. Lucas est devenu agressif à l’école ; il a même été convoqué par le principal du collège Paul-Éluard pour avoir insulté un professeur. Camille s’est enfermée dans le silence, passant des heures sur son téléphone ou à dessiner des visages tristes dans son carnet.
Je me sentais impuissante. Devais-je intervenir ? Forcer Jean à partir pour protéger les enfants ? Ou fallait-il les laisser décider eux-mêmes comment gérer cette douleur ? Ma propre mère me disait : « Il faut penser aux enfants avant tout ! » Mais comment faire quand chaque choix semble mauvais ?
Un soir, après une dispute violente avec Lucas qui m’a hurlé qu’il détestait son père et qu’il voulait aller vivre chez mamie à Nantes, j’ai craqué.
J’ai appelé ma sœur Claire.
« Je n’en peux plus… Je ne sais plus quoi faire… Les enfants souffrent et moi aussi… »
Elle m’a écoutée longtemps sans rien dire puis a murmuré : « Tu dois leur faire confiance… Ils sont plus forts que tu ne crois. Mais tu dois aussi leur montrer que tu es là pour eux, quoi qu’il arrive. »
Cette nuit-là, j’ai pris une décision : je n’allais pas fuir ni cacher la vérité. J’allais accompagner mes enfants dans cette épreuve sans leur imposer mes choix.
Le lendemain matin, j’ai préparé un petit-déjeuner spécial et j’ai attendu qu’ils descendent.
« Je sais que c’est dur pour vous… Mais je veux que vous sachiez que je vous aime plus que tout et que je serai toujours là pour vous écouter. Vous avez le droit d’être en colère, tristes ou perdus… Mais on va traverser ça ensemble. »
Lucas a fondu en larmes et s’est jeté dans mes bras. Camille m’a serrée très fort.
Jean a fini par partir quelques semaines plus tard. Les enfants ont choisi de passer un week-end sur deux avec lui.
Aujourd’hui encore, rien n’est simple. Il y a des jours où la colère revient, où le manque se fait sentir. Mais il y a aussi des moments de tendresse retrouvée avec mes enfants, des rires partagés autour d’un film ou d’une pizza maison.
Parfois je me demande : ai-je fait le bon choix en les laissant décider ? Aurais-je dû intervenir davantage ? Peut-on vraiment protéger ceux qu’on aime de toutes les blessures de la vie ? Qu’en pensez-vous ?