Entre deux familles : le choix impossible d’une mère française
« Tu ne comprends pas, maman, c’est leur argent, leur choix ! » La voix de ma fille, Camille, tremble d’agacement au téléphone. Je serre le combiné si fort que mes jointures blanchissent. Il est vingt-deux heures passées, la pluie martèle les vitres du salon, et je tourne en rond comme une lionne en cage dans mon petit appartement de Tours. Depuis trois jours, je ne dors plus. Depuis que j’ai appris que Julien, mon gendre, veut acheter un appartement… mais pas pour eux. Pour sa mère, Monique.
Je me revois, il y a une semaine à peine, assise à la table familiale lors du déjeuner du dimanche. Les enfants couraient partout, la tarte aux pommes refroidissait sur le rebord de la fenêtre. Julien a lancé la bombe entre le fromage et le dessert : « On va acheter un appartement à Paris pour maman. Elle ne peut plus vivre seule à la campagne. »
J’ai cru m’étouffer avec mon morceau de brie. Camille a baissé les yeux. Personne n’a osé me regarder. J’ai senti la colère monter, sourde et brûlante. Comment pouvait-il penser à investir autant d’argent pour sa mère alors que Camille et lui vivent encore dans un trois-pièces exigu à Saint-Pierre-des-Corps avec leurs deux enfants ?
Depuis ce jour-là, je n’arrête pas d’y penser. Je repasse la scène en boucle dans ma tête. Est-ce que je suis égoïste ? Est-ce que je devrais me taire ? Mais comment rester silencieuse quand il s’agit de l’avenir de ma fille et de mes petits-enfants ?
Ce soir-là, après notre dispute au téléphone, Camille m’envoie un message : « S’il te plaît, laisse-nous gérer. » Mais comment faire ? Je connais Julien : il est généreux mais influençable. Sa mère, Monique, a toujours su obtenir ce qu’elle voulait. Elle a élevé Julien seule après le décès de son père ; elle a tout sacrifié pour lui. Mais aujourd’hui, c’est à mon tour de protéger ma famille.
Le lendemain matin, je décide d’aller voir Camille. Je prends le bus sous une pluie battante. En arrivant chez eux, j’entends les enfants rire dans leur chambre. Camille m’ouvre la porte, les yeux cernés.
— Maman…
— Je veux juste parler, Camille. Pas crier.
On s’assoit dans la cuisine. Julien n’est pas là. Je prends une grande inspiration.
— Tu es sûre que c’est ce que tu veux ?
Elle hoche la tête sans conviction.
— Julien pense qu’on aura toujours le temps d’acheter pour nous plus tard… Mais avec les prix à Paris…
Je sens sa voix se briser. Elle détourne les yeux.
— Et toi ? Tu en penses quoi ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne veux pas qu’il se fâche avec sa mère… Mais j’ai peur qu’on se retrouve sans rien.
Je serre sa main dans la mienne.
— Tu as le droit d’avoir peur. Tu as le droit de dire non.
Le soir même, Julien rentre plus tôt que prévu. Il nous trouve toutes les deux dans la cuisine.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Je me lève pour partir mais il me retient.
— Françoise, je sais ce que tu penses. Mais c’est ma mère… Elle n’a personne d’autre.
Je sens la colère revenir.
— Et tes enfants ? Et Camille ? Tu y as pensé ?
Il baisse la tête.
— Je veux juste faire ce qu’il faut…
Je vois bien qu’il est perdu lui aussi. Pris entre deux femmes qui comptent plus que tout pour lui.
Les jours passent et l’ambiance devient lourde à la maison. Camille s’éloigne de moi ; Julien ne parle plus beaucoup. Même les enfants sentent la tension.
Un soir, alors que je rentre chez moi après avoir gardé les petits, je croise Monique devant l’immeuble. Elle est venue voir l’appartement potentiel avec Julien.
— Françoise… Je sais que tu t’inquiètes pour ta fille. Mais tu sais ce que c’est d’être seule à mon âge…
Sa voix tremble. Je vois dans ses yeux la même peur qui me ronge : celle d’être abandonnée.
— On ne veut pas vous faire de mal…
Je reste silencieuse. Pour la première fois, je comprends qu’il n’y a pas de méchant dans cette histoire. Juste des gens qui essaient de survivre comme ils peuvent.
Quelques semaines plus tard, Camille m’annonce qu’ils ont décidé de reporter l’achat. Julien a compris qu’il devait d’abord penser à sa propre famille. Monique ira vivre en colocation avec une amie à Paris.
Mais rien n’est vraiment réglé. Les blessures sont là, invisibles mais profondes. Je me demande si j’ai bien fait d’intervenir ou si j’ai semé la discorde pour rien.
Parfois je me demande : jusqu’où une mère doit-elle aller pour protéger ses enfants ? Et vous, à ma place, auriez-vous fait autrement ?