Entre Deux Cœurs : Le Dilemme d’une Grand-Mère Française
— Tu viens jouer avec moi, Mamie ?
La voix claire de Camille résonne dans le salon, tandis que Louis, du haut de ses deux ans, s’accroche à la table basse, bavant sur son doudou. Je souris à Camille, mon cœur se gonfle de tendresse. Elle a ce regard vif, cette curiosité insatiable qui me rappelle tant ma propre enfance à Lyon. Louis, lui, me regarde avec de grands yeux ronds, mais je ne ressens qu’un vague attendrissement. Une gêne sourde s’installe en moi.
Mon mari, Gérard, lit son journal dans le fauteuil près de la fenêtre. Il lève les yeux et me lance un regard entendu. Il sait. Il a compris depuis longtemps que quelque chose cloche. Mais il ne dit rien. Chez nous, on ne parle pas de ces choses-là. On fait comme si tout allait bien.
Camille s’impatiente :
— Mamie, tu viens ?
Je me lève, laissant Louis à ses jouets. Je culpabilise déjà. Pourquoi est-ce si facile avec elle ? Pourquoi ai-je tant de mal à aller vers lui ?
Le soir venu, alors que les enfants dorment à l’étage, ma fille Sophie s’approche de moi dans la cuisine. Elle prépare le dîner pendant que je mets la table.
— Maman, tu trouves pas que Louis est plus calme ces derniers temps ?
Je hoche la tête, évitant son regard. Je sens qu’elle attend plus qu’une réponse banale.
— Oui… Il grandit vite.
Sophie pose brusquement le couteau sur la planche à découper.
— Tu sais, parfois j’ai l’impression que tu préfères Camille. Je me trompe ?
Le silence tombe comme une chape de plomb. Mon cœur se serre. Je voudrais lui dire que ce n’est pas vrai, que j’aime ses deux enfants pareil… mais ce serait mentir. Je ne comprends pas moi-même ce qui se passe en moi.
— Camille me ressemble beaucoup, tu sais… Elle a ce petit truc…
Sophie soupire.
— Mais Louis aussi a besoin de toi.
Je baisse la tête. J’entends dans sa voix une blessure profonde. Ai-je déjà fait du mal à ma propre fille sans m’en rendre compte ?
Le lendemain matin, je décide de faire un effort. Je propose à Louis une promenade au parc. Il me regarde d’abord avec méfiance, puis accepte en tendant sa petite main potelée. Sur le chemin, il babille des mots incompréhensibles. Je tente de m’intéresser, mais je me sens maladroite, étrangère à ce petit être qui pourtant porte mon sang.
Au parc, une autre grand-mère me salue :
— Bonjour Madeleine ! Tu gardes tes petits-enfants ?
Je souris poliment.
— Oui… Enfin, surtout Camille d’habitude.
Elle rit.
— Les filles sont toujours plus proches des grands-mères ! Moi aussi, avec ma petite Jeanne…
Je hoche la tête, soulagée de ne pas être seule dans cette situation. Mais la honte me rattrape aussitôt. Est-ce une excuse valable ?
De retour à la maison, Louis tombe et se met à pleurer. Instinctivement, je le prends dans mes bras. Son petit corps tremble contre moi. Je sens son odeur de lait et de biscuit. Un élan de tendresse me traverse soudainement. Est-ce cela l’amour ? Ou juste un réflexe ?
Le soir même, Gérard m’attend dans le salon.
— Tu sais Madeleine… Les enfants sentent tout. Même ce qu’on ne dit pas.
Je m’assois près de lui.
— Je ne comprends pas pourquoi c’est si difficile avec Louis…
Il pose sa main sur la mienne.
— Peut-être parce que tu as peur de ne pas être à la hauteur ? Ou parce qu’il te rappelle quelqu’un ?
Je réfléchis longtemps après cette conversation. Louis ressemble à mon père : silencieux, réservé… Un homme que j’ai toujours eu du mal à comprendre et qui m’a souvent blessée par son indifférence. Est-ce pour cela que je garde mes distances ?
Les jours passent et la tension grandit dans la maison. Camille sent bien que quelque chose ne va pas ; elle devient jalouse dès que je m’occupe un peu plus de son frère. Sophie s’énerve plus facilement et son mari Thomas évite les repas en famille.
Un dimanche après-midi, tout éclate autour d’un gâteau au chocolat.
— Maman ! s’exclame Sophie devant tout le monde. Tu ne vois pas que tu fais du mal à Louis ? Il n’ose même plus venir vers toi !
Je fonds en larmes devant mes petits-enfants stupéfaits.
— Je suis désolée… Je ne sais pas comment aimer Louis comme j’aime Camille…
Le silence est lourd. Thomas prend Louis dans ses bras et quitte la pièce. Camille vient se blottir contre moi.
— C’est pas grave Mamie… Moi je t’aime fort !
Mais je sens le vide en moi s’agrandir.
Les semaines suivantes sont difficiles. Sophie prend ses distances ; les invitations se font rares. Gérard tente d’arrondir les angles mais rien n’y fait. Je me sens seule face à mon dilemme.
Un soir d’automne, alors que les feuilles tombent dans le jardin, je décide d’écrire une lettre à Louis. Je lui raconte mes peurs, mes maladresses, mon envie d’apprendre à le connaître vraiment. Je glisse la lettre dans sa boîte à jouets en espérant qu’un jour il la lira.
Aujourd’hui encore, je cherche comment aimer sans condition. Est-ce possible de dépasser ses propres limites ? Peut-on apprendre à aimer un enfant qui ne nous ressemble pas ? Ou suis-je condamnée à porter cette culpabilité toute ma vie ? Qu’en pensez-vous ?